Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/57

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époque, M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue : « Mon cher Palamède, quand te reverrai-je ? Je m’ennuie beaucoup après toi et pense bien souvent à toi. Pierre. » M. de Charlus se cassa la tête pour savoir quel était celui de ses parents qui se permettait de lui écrire avec une telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup le connaître, et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l’écriture. Tous les princes auxquels l’Almanach de Gotha accorde quelques lignes défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de Charlus. Enfin, brusquement, une adresse inscrite au dos l’éclaira : l’auteur de la lettre était le chasseur d’un cercle de jeu où allait quelquefois M. de Charlus. Ce chasseur n’avait pas cru être impoli, en écrivant sur ce ton à M. de Charlus qui avait, au contraire, un grand prestige à ses yeux. Mais il pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer quelqu’un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par là — s’imaginait-il dans sa naïveté — donné son affection. M. de Charlus fut au fond ravi de cette familiarité. Il reconduisit même d’une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre. Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n’aimait pas à sortir avec M. de Vaugoubert. Car celui-ci, le monocle à l’œil, regardait de tous les côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s’émancipant quand il était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le baron. Il mettait tous les noms d’hommes au féminin et, comme il était très bête, il s’imaginait cette plaisanterie très spirituelle et ne cessait de rire aux éclats. Comme, avec cela, il tenait énormément à son poste diplomatique, les déplorables et ricanantes façons qu’il avait dans la rue étaient perpétuellement interrompues par la frousse que lui causait au même moment le passage de gens du monde, mais surtout de fonctionnaires. « Cette petite