Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/104

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l’homme qu’il aimait lui apparaissait comme un délicieux bourreau. Il eût cru, en prenant parti contre les Allemands, agir comme il n’agissait que dans les heures de volupté, c’est-à-dire en sens contraire de sa nature pitoyable, c’est-à-dire enflammée pour le mal séduisant et écrasant la vertueuse laideur. Il en fut encore ainsi au moment du meurtre de Raspoutine, meurtre auquel on fut surpris, d’ailleurs, de trouver un si fort cachet de couleur russe, dans un souper à la Dostoïewski (impression qui eût été encore bien plus forte si le public n’avait pas ignoré de tout cela ce que savait parfaitement M. de Charlus), parce que la vie nous déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n’a aucun rapport avec elle et que nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous ont montrées s’étalent, sans peur de s’abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne et, par exemple, qu’un souper, un meurtre, événement russe, ont quelque chose de russe.

La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine, quand ils causaient avec vous, de s’excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d’autres, qu’ils oublieraient aussi vite. C’était l’époque où il y avait continuellement des raids de gothas ; l’air grésillait perpétuellement d’une vibration vigilante et sonore d’aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkyrie — seule musique allemande qu’on eût entendue depuis la guerre — jusqu’à l’heure où les pompiers annonçaient que l’alerte était finie tandis qu’à côté d’eux la berloque, comme un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en l’air son cri de joie.