Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/129

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

duc d’Enghien. La soif du sang noble affole une certaine populace qui en cela se montre plus raffinée que les lions. Vous savez que pour ces animaux il suffirait pour qu’ils se jetassent sur elle que Mme  Verdurin eût une écorchure sur son nez. Sur ce que dans ma jeunesse on eût appelé son pif ! » Et il se mit à rire à gorge déployée comme si nous avions été seuls dans un salon. Par moments, voyant des individus assez louches extraits de l’ombre par le passage de M. de Charlus se conglomérer à quelque distance de lui, je me demandais si je lui serais plus agréable en le laissant seul ou en ne le quittant pas. Tel celui qui a rencontré un vieillard sujet à de fréquentes crises épileptiformes et qui voit, par l’incohérence de la démarche, l’imminence probable d’un accès se demande si sa compagnie est plutôt désirée comme celle d’un soutien, ou redoutée comme celle d’un témoin à qui on voudrait cacher la crise et dont la présence seule peut-être, quand le calme absolu réussirait à l’écarter, suffira à la hâter. Mais la possibilité de l’événement duquel on ne sait si l’on doit s’écarter ou non est révélée, chez le malade, par les circuits qu’il fait comme un homme ivre. Tandis que pour M. de Charlus les diverses positions divergentes, signe d’un incident possible dont je n’étais pas bien sûr s’il souhaitait ou redoutait que ma présence l’empêchât de se produire, étaient, par une ingénieuse mise en scène, occupées non par le baron lui-même, qui marchait fort droit, mais par tout un cercle de figurants. Tout de même, je crois qu’il préférait éviter la rencontre, car il m’entraîna dans une rue de traverse, plus obscure que le boulevard et où celui-ci ne cessait de déverser des soldats de toute arme et de toute nation, influx juvénile, compensateur et consolant, pour M. de Charlus, de ce reflux de tous les hommes à la frontière qui avait fait frénétiquement le vide dans Paris aux premiers temps de la mobilisation. M. de Charlus ne cessait pas d’admirer