Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/155

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autorités de venir vers lui. Mais personne ne se présentait.

Je descendis et rentrai dans la petite antichambre où Maurice, incertain si on le rappellerait et à qui Jupien avait à tout hasard dit d’attendre, était en train de faire une partie de cartes avec un de ses camarades. On était très agité d’une croix de guerre qui avait été trouvée par terre, et on ne savait pas qui l’avait perdue, à qui la renvoyer pour éviter au titulaire un ennui. Puis on parla de la bonté d’un officier qui s’était fait tuer pour tâcher de sauver son ordonnance. « Il y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je me ferais tuer avec plaisir pour un type comme ça », dit Maurice, qui, évidemment, n’accomplissait ses terribles fustigations sur le baron que par une habitude mécanique, les effets d’une éducation négligée, le besoin d’argent et un certain penchant à le gagner d’une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. Mais, ainsi que l’avait craint M. de Charlus, c’était peut-être un très bon cœur et c’était, paraît-il, un garçon d’une admirable bravoure. Il avait presque les larmes aux yeux en parlant de la mort de cet officier et le jeune homme de vingt-deux ans n’était pas moins ému. « Ah ! oui, ce sont de chic types. Des malheureux comme nous encore, ça n’a pas grand’chose à perdre, mais un Monsieur qui a des tas de larbins, qui peut aller prendre son apéro tous les jours à 6 heures, c’est vraiment chouette. On peut charrier tant qu’on veut, mais quand on voit des types comme ça mourir, ça fait vraiment quelque chose. Le bon Dieu ne devrait pas permettre que des riches comme ça meurent ; d’abord ils sont trop utiles à l’ouvrier. Rien qu’à cause d’une mort comme ça faudra tuer tous les Boches jusqu’au dernier ; et ce qu’ils ont fait à Louvain, et couper des poignets de petits enfants ; non, je ne sais pas, moi je ne suis pas meilleur qu’un autre, mais je me laisserais