Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/157

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me sembla-t-il à leur très léger accent — se tenaient sur le seuil et délibéraient s’ils devaient entrer. C’était visiblement la première fois qu’ils venaient là, on avait dû leur indiquer l’endroit et ils semblaient partagés entre le désir, la tentation et une extrême frousse. L’un des deux — un beau jeune homme — répétait toutes les deux minutes à l’autre, avec un sourire mi-interrogateur, mi-destiné à persuader : « Quoi ! Après tout on s’en fiche. » Mais il avait beau vouloir dire par là qu’après tout on se fichait des conséquences, il est probable qu’il ne s’en fichait pas tant que cela, car cette parole n’était suivie d’aucun mouvement pour entrer, mais d’un nouveau regard vers l’autre, suivi du même sourire et du même « après tout, on s’en fiche ». C’était, ce « après tout on s’en fiche ! », un exemplaire entre mille de ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d’habitude, et où l’émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d’un lac inconnu où vivent des expressions sans rapport avec la pensée, et qui par cela même la révèlent. Je me souviens qu’une fois Albertine, comme Françoise, que nous n’avions pas entendue, entrait au moment où mon amie était toute nue contre moi, dit malgré elle, voulant me prévenir : « Tiens, voilà la belle Françoise. » Françoise, qui n’y voyait pas très clair et ne faisait que traverser la pièce assez loin de nous, ne se fût sans doute aperçue de rien. Mais les mots si anormaux de « belle Françoise », qu’Albertine n’avait jamais prononcés de sa vie, montrèrent d’eux-mêmes leur origine ; elle les sentit cueillis au hasard par l’émotion, n’eut pas besoin de regarder rien pour comprendre tout et s’en alla en murmurant dans son patois le mot de « poutana ». Une autre fois, bien plus tard, quand Bloch devenu père de famille eut marié une de ses filles à un catholique, un monsieur mal élevé dit à celle-ci qu’il croyait avoir entendu dire qu’elle était fille d’un juif