Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/161

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Quels jolis petits yeux il a. Tiens, je vais te donner deux gros baisers pour la peine, mon petit gars. Tu penseras à moi dans les tranchées. C’est pas trop dur ? — Ah ! dame, il y a des jours, quand une grenade passe à côté de vous. » Et le jeune homme se mit à faire des imitations du bruit de la grenade, des avions, etc. « Mais il faut bien faire comme les autres, et vous pouvez être sûr et certain qu’on ira jusqu’au bout. — Jusqu’au bout ! Si on savait seulement jusqu’à quel bout, dit mélancoliquement le baron qui était « pessimiste ». — Vous n’avez pas vu que Sarah Bernhardt l’a dit sur les journaux : La France, elle ira jusqu’au bout. Les Français, ils se feront tuer plutôt jusqu’au dernier. — Je ne doute pas un seul instant que les Français ne se fassent bravement tuer jusqu’au dernier », dit M. de Charlus comme si c’était la chose la plus simple du monde et bien qu’il n’eût lui-même l’intention de faire quoi que ce soit, mais pensant par là corriger l’impression de pacifisme qu’il donnait quand il s’oubliait. « Je n’en doute pas, mais je me demande jusqu’à quel point Madame Sarah Bernhardt est qualifiée pour parler au nom de la France. Mais, ajouta-t-il, il me semble que je ne connais pas ce charmant, ce délicieux jeune homme », en avisant un autre qu’il ne reconnaissait pas ou qu’il n’avait peut-être jamais vu. Il le salua comme il eût salué un prince à Versailles, et pour profiter de l’occasion d’avoir en supplément un plaisir gratis — comme quand j’étais petit et que ma mère venait de faire une commande chez Boissier ou chez Gouache, je prenais, sur l’offre d’une des dames du comptoir, un bonbon extrait d’un des vases de verre entre lesquels elle trônait — prenant la main du charmant jeune homme et la lui serrant longuement, à la prussienne, le fixant des yeux en souriant pendant le temps interminable que mettaient autrefois à nous faire poser les photographes quand la lumière était mauvaise :