Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/22

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renoncé elle-même à cause de mon caractère indécis et tracassier. C’était, en effet, sous cette forme trop simple que je jugeais mon aventure avec Albertine, maintenant que je ne voyais plus cette aventure que du dehors.

Ce qui est curieux et ce sur quoi je ne puis m’étendre, c’est à quel point, vers cette époque-là, toutes les personnes qu’avait aimées Albertine, toutes celles qui auraient pu lui faire faire ce qu’elles auraient voulu, demandèrent, implorèrent, j’oserai dire mendièrent, à défaut de mon amitié, quelques relations avec moi. Il n’y aurait plus eu besoin d’offrir de l’argent à Mme  Bontemps pour qu’elle me renvoyât Albertine. Ce retour de la vie, se produisant quand il ne servait plus à rien, m’attristait profondément, non à cause d’Albertine, que j’eusse reçue sans plaisir si elle m’eût été ramenée, non plus de Touraine mais de l’autre monde, mais à cause d’une jeune femme que j’aimais et que je ne pouvais arriver à voir. Je me disais que si elle mourait, ou si je ne l’aimais plus, tous ceux qui eussent pu me rapprocher d’elle tomberaient à mes pieds. En attendant, j’essayais en vain d’agir sur eux, n’étant pas guéri par l’expérience, qui aurait dû m’apprendre — si elle apprenait jamais rien — qu’aimer est un mauvais sort comme ceux qu’il y a dans les contes contre quoi on ne peut rien jusqu’à ce que l’enchantement ait cessé.

— Justement, reprit Gilberte, le livre que je tiens parle de ces choses. C’est un vieux Balzac que je pioche pour me mettre à la hauteur de mes oncles, la Fille aux yeux d’Or. Mais c’est absurde, invraisemblable, un beau cauchemar. D’ailleurs, une femme peut, peut-être, être surveillée ainsi par une autre femme, jamais par un homme. — Vous vous trompez, j’ai connu une femme qu’un homme qui l’aimait était arrivé véritablement à séquestrer ; elle ne pouvait jamais voir personne et sortait seulement avec des