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DU MANGEUR D’OPIUM

mit en marche vers Moscou, à travers les villages russes en flammes. Tous les loyalistes d’Enniscorthy, toute la gentry du pays, qui s’étaient réunis dans cette localité comme en une citadelle sûre, furent avertis à ce moment non pas d’opérer une retraite en bon ordre, mais de prendre aussitôt la fuite. À un bout de la rue, on apercevait les piques et les baïonnettes des rebelles ; à l’autre bout, d’immenses flammes s’élevaient et ondulaient sur les toits de chaume, nombreux dans cette région, et à travers les poutrelles brûlantes, et rendaient déjà la sortie difficile, alors commença l’agonie, au sens propre du mot, c’est-à-dire la bataille, la lutte la plus acharnée entre ce qu’il y a de pire et ce qu’il y a de plus noble dans la nature humaine. On vit alors se manifester le véritable délire de la terreur, et le délire de la méchanceté vindicative. Les haines particulières dans toute leur ignominie, dans toute leur antique rancune, se dérobant derrière le masque du patriotisme irrité ; le regard de tigre, fixe et luisant, de l’homme qui veut une juste vengeance, et qui est encore sous l’impression toute fraîche d’affronts intolérables, de la honte inoubliable que lui inspirent les coups de fouet, et les humiliations corporelles ; la panique, qui se paralyse à moitié par sa propre exagération ; la fuite, empressée ou furtive ; l’affolement furieux, agité sous toutes les formes de l’excitation ; et çà et là, impassible, puisant en lui-même de quoi se soutenir, l’amour maternel et désespéré, victorieux et triomphant de toutes les basses passions.

Je rassemble et groupe sous des abstractions générales, bien des anecdotes individuelles, rapportées par ceux qui se trouvaient ce jour-là à