Page:Quincey - Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium, trad. Savine, 1903.djvu/269

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elles sont séparées de nouveau, sans avoir eu le moindre soupçon qu’elles ont été si rapprochées l’une de l’autre, sans pouvoir se retrouver pendant bien des années, peut-être même pendant toute leur vie. Parmi les conceptions monstrueuses, les extravagances frénétiques de Gœthe, qui l’ont empêché et l’empêcheront toujours de prendre pied dans notre littérature, il se trouve un drame, assommant au delà de ce qu’on peut imaginer, dans sa marche et son développement, mais dont l’intrigue saisit et déchire le cœur, et dont ce principe constitue le côté pathétique, le nœud de toutes les péripéties. Je veux parler d’Eugénie, drame dont le sujet a été probablement tiré d’un événement réel, de faits survenus à l’occasion d’un de ces mariages morganatiques ou mariages de la main gauche qui se font en Allemagne. On y voit un prince aimant mieux que la lumière et le jour, sa fille adulte, céleste créature, nommée Eugénie. On lui fait croire soudain, dans un but d’intrigue, qu’elle est morte. Le lecteur se dit tout naturellement heureux, trois fois heureux l’homme qui n’a pas de fille, parce qu’il n’a rien à craindre ni à souffrir de ce côté-là. Pendant ce temps, cette fille ainsi pleurée, et dont le prince aurait mille fois payé la vie de sa propre vie, que devient-elle ? Avec une méchante gouvernante, achetée deux fois, d’abord à prix d’argent, et ensuite par la promesse fallacieuse d’un mariage, elle a été chassée. Elle se figure que c’est par la volonté de son père. Elle voyage incognito, se rend dans un port de mer ; elle est traitée partout avec respect, grâce à son mérite personnel. Elle est partout reçue comme une pauvre et malheureuse exilée, que poursuit le gouvernement, et plus d’une fois