Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/207

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jugez comme je serais désolée de voir le sentiment de sympathie que j’ai pour M. Delbray se modifier en quoi que ce soit. Nos rapports sont établis sur un pied excellent et je ne voudrais pour rien au monde y rien changer. J’ai beaucoup d’amitié pour M. Delbray, et c’est de l’amitié, et rien d’autre que je souhaite à son égard. Je serais navrée qu’il s’y mêlât quelque chose de plus et, ce qui me trouble, c’est que je ne suis pas tout à fait sûre qu’il en soit ainsi !

Je me suis promis, mon cher Jérôme, d’être franche avec vous. Voici donc ce qui m’ennuie surtout, dans le débat que je vous expose. Si, lors de ma première rencontre avec M. Delbray, j’avais éprouvé pour lui quelque sentiment indicateur, je m’y serais parfaitement résignée. Si j’avais senti, péremptoirement et indubitablement, que M. Delbray dût être mon amant, j’aurais admis de bonne grâce cette éventualité. On ne résiste pas à l’inévitable et je ne suis pas partisan des défenses inutiles ni des vains reculs contre la destinée. Au contraire, je crois que lorsque le Destin nous fait signe, nous devons obéir docilement à son injonction.

Cette situation violente et définitive ne me répugnerait nullement. Je n’ai jamais pris la résolution de ne pas aimer, si l’occasion s’en présentait. Je suis jeune et je n’ai aucune raison de condamner mon cœur à l’inaction. Pour une femme libre comme je le suis, prendre un amant me semblerait un acte tout naturel ; mais, s’il s’agit d’amant, je veux que ce personnage fatal se présente à moi dans toute sa prestance despotique. Ce n’est qu’ainsi que l’amour est acceptable, et j’exige qu’il vienne à moi avec une violence irrésistible. C’est bien, je crois, du reste, l’avis de toutes les femmes. En ces conditions, l’amour emporte tous nos scrupules, détruit tous nos raisonnements. Bien plus, même, il nous