Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/301

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

C’est dans cet accoutrement que je rôdais à travers les chambres toujours désertes de cette maison retirée. Souvent j’allais jusqu’au haut de l’escalier. Là, je me penchais sur la rampe et je prêtais l’oreille. J’attendais quelqu’un. Soudain la sonnette retentissait, une sonnette lointaine et fêlée. Un pas résonnait dans le corridor et je voyais apparaître le vieux Feller. Il était encore beaucoup plus vieux et plus courbé que moi, mais, en dépit des années, il avait conservé sa figure rose et ses yeux bleus. Comme moi il était accoutré d’une robe de chambre à fleurs et portait une flûte sous le bras. Feller s’asseyait auprès de moi, sur un canapé dont les ressorts usés gémissaient, puis il tirait de sa poche une médaille d’argent et la posait avec soin sur un guéridon placé devant nous. Je me penchais pour la regarder. Sa face présentait l’effigie d’une très jolie femme coiffée à la mode du second Empire. Alors Feller portait sa flûte à ses lèvres et se mettait à jouer un air sautillant et saccadé. Et cet air je le reconnaissais. C’était celui qui plaisait jadis à cette comtesse polonaise dont Feller était amoureux. Moi, je l’écoutais avec un vif sentiment de honte et d’infériorité. Hélas ! je n’avais pas dans ma poche de belles médailles, je n’avais pas de flûte, je ne savais aucun air, et cependant, comme Feller, j’avais été jeune et amoureux. Mais lui, il avait été aimé, tandis que moi… Et de longues larmes coulaient sur mes joues… À ce moment, je me suis réveillé ; l’aube blanchissait ma cabine. Les matelots lavaient le pont du yacht à grande eau et