Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/362

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devait perdre tout espoir que sa flamme fût jamais « couronnée », comme on dit dans les livres. Néanmoins, je me rends compte que j’ai soufflé un peu rudement sur ses illusions. Enfin, pour achever de les détruire, j’ai confié à Mme Bruvannes le soin de lui remettre une petite lettre de ma main, qu’il doit relire en ce moment et sur laquelle je compte pour fixer les sentiments que je souhaite qu’il conserve de moi.

Oui, mon cher Jérôme, mon plus cher désir est que M. Delbray garde de moi un aussi mauvais souvenir que possible et que ma conduite lui laisse au cœur une saine rancune. Je consens volontiers à ce qu’il me reproche amèrement mes contradictions et ce qu’il pourrait presque appeler mes perfidies. Puisse-t-il oublier rapidement la décevante aventure que j’aurai été dans sa vie ! Ah ! surtout qu’il ne souffre pas de m’avoir perdue, et qu’il ne sache jamais que je l’ai aimé, que je l’aime !

Car j’aime Julien, je l’aime profondément et passionnément, et c’est parce que je l’aime que je l’ai quitté. C’est par amour que je ne serai jamais à lui.

Je sens, mon cher Jérôme, qu’à cet aveu vous me jugez tout à fait folle. Eh bien, non, il n’en est rien. Tout au contraire, je suis terriblement raisonnable. En agissant comme je le fais, j’agis selon la sagesse la plus rigoureuse. Oui, j’aime Julien et Julien m’aime, mais c’est justement son amour qui m’effraie, ou plus exactement le caractère de son amour. Que voulez-vous, il m’a bien fallu en arriver à cette constatation : M. Delbray doit être rangé dans la catégorie des hommes d’imagination. Or rien n’est plus dangereux que cette sorte d’amants pour une femme qui aime. Julien Delbray est un imaginatif. L’amour qu’il a pour moi est un amour aveugle, un amour nourri de toutes les illusions d’un cœur