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LES ROSEAUX DE LA FLUTE

Le désir du baiser fit ma bouche lippue.
En moi le dieu qui rit devient un bouc qui pue
Et ma bouche s’ébrèche et mon rire s’édente ;
L’abeille qui bourdonne en la ruche vivante,
Si j’approche, me pique à son aiguillon d’or ;
La poursuite m’essouffle et la halte m’endort ;
Le lierre m’entrave et la branche m’écarte ;
L’arc se rompt dans ma main sans que la flèche parte
Et le thyrse brandi se brise à mon poing las ;
L’écho qui m’appelait ricane sur mes pas ;
La Dryade s’échappe et la Nymphe s’esquive ;
Le ruisseau vif me raille au rire de l’eau vive
Et les oiseaux moqueurs se posent sur mes cornes
Et ma flûte s’enroue et siffle des airs mornes
Car ses trous sont bouchés et sa tige se fend ;
Mes deux mains, à tâtons, ne prennent que le vent,
Presque aveugle, mes bras, hélas ! ne sont plus faits
Pour étreindre la Nymphe aux creux des roseaux frais
Dormant dans l’eau qui passe ou nue au soleil tiède.
L’âge vient ; le soir tombe et je m’assieds ; je cède
Mon thyrse à plus ardent et ma flûte à plus gai.
Laisse-moi la suspendre en l’ombre, fatigué,
Près de ton glaive tors qui reste dans la gaine ;
Laisse-moi boire l’eau de ta douce fontaine
Et marchons vers la mer où les Tritons divins,
Qui n’ont jamais connu les viandes et les vins,