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AU CREUX DES SILLONS

À quatre heures de l’après-midi, on avait porté au champ la collation qui consistait en tartines de crème au sucre d’érable.

Le proche voisin de Corriveau, Jacques Lamarre, était aussi de la fête, car ces corvées sont de véritables fêtes à la campagne. Il y était venu avec ses deux chevaux, pendant que sa femme et sa fille Jeanne étaient allées aider la mère Corriveau. Jeanne était une de celles qui furent choisies pour porter le goûter au champ. Les hommes assis par terre mangeaient à grosses bouchées, taquinaient doucement ces charmantes échansonnes et ces accortes panetières qui les servaient. Elles étaient belles, ces filles du sol, robustes et fortes, dans la grande lumière de l’après-midi.

Paul Corriveau, le grand garçon du propriétaire, remarqua avec plaisir, comme il ne l’avait jamais fait auparavant, la beauté lumineuse de Jeanne. Elle lui semblait plus belle que toutes les autres, avec sa robe de lainage du pays aux carreaux bleus et rouges et son tablier de toile. Il lui disait :

— Vous avez bien fait d’être venue. Vous voir donne du courage.

Et elle riait, d’un rire aussi limpide que la cascade du ruisseau qui traversait le champ. Elle aussi voyait avec plaisir ce grand garçon tout barbouillé de suie, de poussière, dont les dents blanches mordaient avidement dans la mie brune de ce bon pain de blé.

— Je vous retiens ce soir pour le premier quadrille, dit Paul entre deux bouchées.

— Elle fit un signe de tête affirmatif et éclata d’un rire sonore et sain comme le goût de la vie qui était en elle.

Et toutes celles qui étaient venues partirent.

Paul pensa à Jeanne en continuant son travail. Il la connaissait depuis longtemps puisqu’ils étaient voisins, mais aujourd’hui il l’avait vue pour la première fois. Elle lui avait paru une nouvelle femme. Il sentait déjà qu’il aimait sa jeunesse ardente et allègre. Il n’avait jamais remarqué comme aujourd’hui que la montée d’un sang riche et vigoureux lui colorait