Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome III (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/128

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naient l’un l’autre comme devant, et, besicles au nez, composaient[1] à dormir. À la minuit, l’éclot entrait, et gens debout. Là émoulaient[2] et affilaient leurs rasoirs, et la procession faite, mettaient les tables sur eux et repaissaient comme devant.

Frère Jean des Entommeures, voyant ces joyeux frères fredons, et entendant le contenu de leurs statuts, perdit toute contenance, et, s’écriant hautement, dit : « Ô le gros rat à la table ! Je romps cetui-là et m’en vais, par Dieu, de pair. Ô que n’est ici Priapus, aussi bien que fut aux sacres nocturnes de Canidie, pour le voir à plein fond péter, et contrepétant fredonner ! À cette heure connais-je, en vérité, que sommes en terre antichtone[3] et antipode. En Germanie l’on démolit monastères et défroque-on les moines ; ici on les érige à rebours et à contrepoil. »


COMMENT NOUS VISITÂMES LE PAYS DE SATIN.

Joyeux d’avoir vu la nouvelle religion des frères fredons, navigâmes par deux jours. Au troisième, découvrit notre pilote une île belle et délicieuse sur toutes autres : on l’appelait l’île de Frise, car les chemins étaient de frise[4]. En icelle était le pays de Satin, tant renommé entre les pages de cour, duquel les arbres et herbes jamais ne perdaient fleur ne feuilles, et étaient de damas et velours figuré[5]. Les bêtes et oiseaux étaient de tapisserie. Là nous vîmes plusieurs bêtes, oiseaux et arbres, tels que les avons de par deçà en figure, grandeur, amplitude et couleur, excepté qu’ils ne mangeaient rien et point ne chantaient, point aussi ne mordaient-ils comme font les nôtres. Plusieurs aussi y vîmes que n’avions encore vu. Entre autres y vîmes divers éléphants en diverse contenance. Sur tous j’y notai les six mâles et six femelles présentés à Rome, en théâtre, par leur instituteur, au temps de Germanicus, neveu de l’empereur Tibère, éléphants doctes, musiciens, philosophes, danseurs, pavaniers[6], et étaient à table assis en belle composition, buvants et mangeants en silence, comme beaux pères au réfectoire. Ils ont le museau long de deux coudées, et le nommons proboscide, avec lequel ils puisent eau pour boire, prennent palmes, prunes, toutes sortes de mangeailles, s’en défendent et offendent[7]

  1. Se préparaient.
  2. Rémoulaient, passaient sur la meule.
  3. Antipode.
  4. Étoffe frisée.
  5. Imagé.
  6. Danseurs de pavanes.
  7. Prennent l’offensive.