Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/121

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ce j’appelle moque-Dieu, non oraison. Mais ainsi leur aide Dieu s’ils prient pour nous, et non par peur de perdre leurs miches et soupes grasses ! Tous vrais christians, de tous états, en tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l’esprit prie et interpelle pour iceux, et Dieu les prend en grâce. Maintenant, tel est notre bon frère Jean. Pourtant chacun le souhaite en sa compagnie. Il n’est point bigot, il n’est point dessiré[1] ; il est honnête, joyeux, délibéré, bon compagnon. Il travaille, il labeure[2], il défend les opprimés, il conforte les affligés, il subvient[3] ès souffreteux, il garde les clos de l’abbaye…

— Je fais, dit le moine, bien davantage, car, en dépêchant nos matines et anniversaires on[4] chœur, ensemble[5] je fais des cordes d’arbalètes, je polis des matras et garrots[6], je fais des rets et des poches à prendre les connils[7]. Jamais je ne suis oisif. Mais or cza, à boire ! à boire ! cza. Apporte le fruit. Ce sont châtaignes du Bois d’Estrocs. Avec bon vin nouveau, voi vous là[8] composeur de pets. Vous n’êtes encore céans amoustillés[9] ! Par Dieu ! je bois à tous gués, comme un cheval de promoteur. »

Gymnaste lui dit : « Frère Jean, ôtez cette roupie que vous pend au nez.

— Ha, ha ! dit le moine, serais-je en danger de noyer, vu que suis en l’eau jusques au nez ? Non, non. Quare ? Quia :

Elle en sort bien, mais point n’y entre
Car il est bien antidoté[10] de pampre[11].

« Ô mon ami, qui aurait bottes d’hiver de tel cuir, hardiment pourrait-il pêcher aux huîtres, car jamais ne prendraient eau.

— Pourquoi, dit Gargantua, est-ce que frère Jean a si beau nez ?

— Par ce, répondit Grandgousier, qu’ainsi Dieu l’a voulu, lequel nous fait en telle forme et telle fin, selon son divin arbitre, que fait un potier ses vaisseaux[12].

— Par ce, dit Ponocrates, qu’il fut des premiers à la foire des nez. Il prit des plus beaux et plus grands.

— Trut avant[13] ! dit le moine. Selon vraie philosophie monastique, c’est parce que ma nourrice avait les tétins mollets : en la laitant[14], mon nez y enfondrait[15] comme en beurre, et là s’élevait et croissait comme la pâte dedans la met[16]. Les durs tétins

  1. Déchiré.
  2. Il est laborieux.
  3. Il vient en aide.
  4. Au.
  5. En même temps.
  6. Traits et gros traits d’arbalète.
  7. Lapins
  8. Vous voilà.
  9. Émoustillés.
  10. À l’abri du poison.
  11. Vin.
  12. Vases.
  13. Allez donc !
  14. Tétant.
  15. Enfonçait.
  16. Pétrin.