Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/159

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demeura coi et pacifique, car il ne pouvait rompre tant facilement lesdites chaînes, mêmement qu’il n’avait pas espace au berceau de donner la secousse des bras.

Mais voici qu’arriva un jour d’une grande fête que son père Gargantua faisait un beau banquet à tous les princes de sa cour. Je crois bien que tous les officiers de sa cour étaient tant occupés au service du festin que l’on ne se souciait du pauvre Pantagruel, et demeurait ainsi a reculorum. Que fit-il ? Qu’il fit, mes bonnes gens, écoutez. Il essaya de rompre les chaînes du berceau avec les bras, mais il ne put, car elles étaient trop fortes. Adonc il trépigna tant des pieds qu’il rompit le bout de son berceau, qui toutefois était d’une grosse poste[1] de sept empans en carré, et ainsi qu’il eut mis les pieds dehors. il s’avala[2] le mieux qu’il put, en sorte qu’il touchait les pieds en terre. Et alors, avec grande puissance, se leva, emportant son berceau sur l’échiné ainsi lié, comme une tortue qui monte contre une muraille, et à le voir semblait que ce fût une grande caraque de cinq cents tonneaux qui fût debout.

En ce point, entra en la salle où l’on banquetait, et hardiment qu’il épouvanta bien l’assistance ; mais par autant qu’il[3] avait les bras liés dedans, il ne pouvait rien prendre à manger, mais en grande peine s’inclinait pour prendre à tout[4] la langue quelque lippée. Quoi voyant, son père entendit bien que l’on l’avait laissé sans lui bailler à repaître, et commanda qu’il fût délié desdites chaînes par le conseil des princes et seigneurs assistants, ensemble aussi que les médecins de Gargantua disaient que, si l’on le tenait ainsi au berceau, qu’il serait toute sa vie sujet à la gravelle. Lorsqu’il fut déchaîné, l’on le fit asseoir et reput fort bien, et mit son dit berceau en plus de cinq cents mille pièces d’un coup de poing qu’il frappa au milieu par dépit, avec protestation de jamais n’y retourner.

DES FAITS DU NOBLE PANTAGRUEL EN SON JEUNE ÂGE.

Ainsi croissait Pantagruel de jour en jour et profitait à vue d’œil, dont son père s’éjouissait par affection naturelle, et lui fit faire, comme il était petit, une arbalète pour s’ébattre après les oisillons qu’on appelle de présent la grande arbalète de Chantelle.

  1. Poutre.
  2. Se descendit.
  3. Parce qu’il.
  4. Avec.