Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/99

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esprits éternels et au Dieu souverain, qui est juste rétributeur de nos entreprises ? Si le cuides, tu te trompes, car toutes choses viendront à son jugement. Sont-ce fatales destinées ou influences des astres qui veulent mettre fin à tes aises et repos ? Ainsi ont toutes choses leur fin et période, et quand elles sont venues à leur point superlatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent longtemps en tel état demeurer. C’est la fin de ceux qui leurs fortunes et prospérités ne peuvent par raison et tempérance modérer.

« Mais si ainsi était fée[1] et dut ores[2] ton heur[3] et repos prendre fin, fallait-il que ce fût en incommodant[4] à mon roi, celui par lequel tu étais établi ? Si ta maison devait ruiner, fallait-il qu’en sa ruine elle tombât sur les âtres de celui qui l’avait ornée ? La chose est tant hors les mètes[5] de raison, tant abhorrente[6] de sens commun, qu’à peine peut-elle être par humain entendement conçue, et jusques à ce demeurera non croyable entre les étrangers que[7] l’effet assuré et témoigné leur donne à entendre que rien n’est saint ni sacré à ceux qui se sont émancipés de Dieu et raison pour suivre leurs affections perverses.

« Si quelque tort eût été par nous fait en tes sujets et domaines, si par nous eût été porté faveur à tes mal voulus[8], si en tes affaires ne t’eussions secouru, si par nous ton nom et honneur eût été blessé, ou, pour mieux dire, si l’esprit calomniateur, tentant à mal te tirer, eût, par fallaces espèces et fantasmes ludificatoires[9], mis en ton entendement qu’envers toi cussions fait chose non digne de notre ancienne amitié, tu devais premier[10] enquérir de la vérité, puis nous en admonester, et nous eussions tant à ton gré satisfait qu’eusses eu occasion de toi contenter. Mais, ô Dieu éternel ! quelle est ton entreprise ? Voudrais-tu, comme tyran perfide, piller ainsi et dissiper le royaume de mon maitre ? L’as-tu éprouvé tant ignave[11] et stupide qu’il ne voulut, ou tant destitué de gens, d’argent, de conseil et d’art militaire qu’il ne pût résister à tes iniques assauts ?

« Dépars d’ici présentement, et demain pour tout le jour sois retiré en tes terres, sans par le chemin faire aucun tumulte ni force, et paie mille besans d’or pour les dommages qu’as fait en ces terres. La moitié bailleras demain, l’autre moitié payeras ès ides de mai prochainement venant, nous délaissant cepen-

  1. Fixé par le destin.
  2. Maintenant.
  3. Bonheur.
  4. Étant nuisible.
  5. Bornes.
  6. Éloignée.
  7. (Construisez ; demeurera… jusqu’à ce que).
  8. Ceux qui ont mauvais vouloir envers toi.
  9. Trompeuses apparences et fantômes décevants.
  10. Premièrement.
  11. Lâche.