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Le perfide triomphe, et se rit de ma rage :
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
Il croit que, toujours faible, et d’un cœur incertain,
Je parerai d’un bras les coups de l’autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d’autres pensées :
Triomphant dans le temple, il ne s’informe pas
Si l’on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l’ingrat, cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup, laissons agir Oreste.
Qu’il meure, puisque enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir…
À le vouloir ? Eh quoi ! c’est donc moi qui l’ordonne ?
Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ?
Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits ;
À qui même en secret je m’étais destinée
Avant qu’on eût conclu ce fatal hyménée !
Je n’ai donc traversé tant de mers, tant d’États,
Que pour venir si loin préparer son trépas,
L’assassiner, le perdre ? Ah ! devant qu’il expire…


Scène II.

HERMIONE, CLÉONE.
HERMIONE.

Ah ! qu’ai-je fait, Cléone ? et que viens-tu me dire ?
Que fait Pyrrhus ?

CLÉONE.

Que fait Pyrrhus ? Il est au comble de ses vœux,
Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.
Je l’ai vu vers le temple, où son hymen s’apprête,
Mener en conquérant sa nouvelle conquête ;
Et d’un œil où brillaient sa joie et son espoir,
S’enivrer en marchant du plaisir de la voir.
Andromaque, au travers de mille cris de joie,
Porte jusqu’aux autels le souvenir de Troie ;
Incapable toujours d’aimer et de haïr,
Sans joie et sans murmure elle semble obéir.

HERMIONE.

Et l’ingrat ? jusqu’au bout il a poussé l’outrage ?
Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?
Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?
N’a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?
Dis-moi, ne t’es-tu point présentée à sa vue ?
L’ingrat a-t-il rougi lorsqu’il t’a reconnue ?
Son trouble avouait-il son infidélité ?
A-t-il jusqu’à la fin soutenu sa fierté ?

CLÉONE.

Madame, il ne voit rien : son salut et sa gloire
Semblent être avec vous sortis de sa mémoire.
Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets,
Il poursuit seulement ses amoureux projets.
Autour du fils d’Hector il a rangé sa garde,
Et croit que c’est lui seul que le péril regarde.
Phœnix même en répond, qui l’a conduit exprès
Dans un fort éloigné du temple et du palais.
Voilà dans ses transports le seul soin qui lui reste.

HERMIONE.

Le perfide ! Il mourra. Mais que t’a dit Oreste ?

CLÉONE.

Oreste avec ses Grecs dans le temple est entré.

HERMIONE.

Eh bien ! à me venger n’est-il pas préparé ?

CLÉONE.

Je ne sais.

HERMIONE.

Je ne sais. Tu ne sais ! Quoi donc ! Oreste encore,
Oreste me trahit ?

CLÉONE.

Oreste me trahit ? Oreste vous adore ;
Mais de mille remords son esprit combattu
Croit tantôt son amour et tantôt sa vertu.
Il respecte en Pyrrhus l’honneur du diadème ;
Il respecte en Pyrrhus Achille et Pyrrhus même ;
Il craint les Grecs, il craint l’univers en courroux ;
Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.
Il voudrait en vainqueur vous apporter sa tête :
Le seul nom d’assassin l’épouvante et l’arrête.
Enfin il est entré, sans savoir dans son cœur
S’il en devait sortir coupable ou spectateur.

HERMIONE.

Non, non, il les verra triompher sans obstacle ;
Il se gardera bien de troubler ce spectacle.
Je sais de quels remords son courage est atteint :
Le lâche craint la mort, et c’est tout ce qu’il craint.
Quoi ! sans qu’elle employât une seule prière,
Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ;
Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,
Virent périr vingt rois qu’ils ne connaissaient pas ;
Et moi, je ne prétends que la mort d’un parjure,
Et je charge un amant du soin de mon injure ;
Il peut me conquérir à ce prix, sans danger ;
Je me livre moi-même, et ne puis me venger !
Allons : c’est à moi seule à me rendre justice.
Que de cris de douleur le temple retentisse ;
De leur hymen fatal troublons l’événement ;
Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment.
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême ;
Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.
Je mourrai ; mais au moins ma mort me vengera :
Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra.


Scène III.

ORESTE, HERMIONE, CLÉONE.
ORESTE.

Madame, c’en est fait, et vous êtes servie :