Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Est manifestement contraire à cet abus ?
Et quand il serait vrai que Citron, ma partie,
Aurait mangé, messieurs, le tout ou bien partie
Dudit chapon, qu’on mette en compensation
Ce que nous avons fait avant cette action.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?
Par qui votre maison a-t-elle été gardée ?
Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?
Témoin trois procureurs, dont icelui Citron
A déchiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous justifier, voulez-vous d’autres pièces ?

PETIT-JEAN.

Maître Adam…

L’INTIMÉ.

Maître Adam… Laissez-nous.

PETIT-JEAN.

Maître Adam… Laissez-nous. L’Intimé…

L’INTIMÉ.

Maître Adam… Laissez-nous. L’Intimé… Laissez-nous.

PETIT-JEAN.

S’enroue.

L’INTIMÉ.

S’enroue. Hé ! laissez-nous. Euh, euh !

DANDIN.

S’enroue. Hé ! laissez-nous. Euh, euh ! Reposez-vous,
Et concluez.

L’INTIMÉ, d’un ton pesant.

Et concluez. Puis donc qu’on nous permet de prendre
Haleine, et que l’on nous défend de nous étendre,
Je vais, sans rien omettre et sans prévariquer,
Compendieusement énoncer, expliquer,
Exposer à vos yeux l’idée universelle
De ma cause, et des faits renfermés en icelle.

DANDIN.

Il aurait plus tôt fait de dire tout vingt fois
Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu sois,
Diable, conclus ; ou bien que le ciel te confonde !

L’INTIMÉ.

Je finis.

DANDIN.

Je finis. Ah !

L’INTIMÉ.

Je finis. Ah ! Avant la naissance du monde…

DANDIN, bâillant.

Avocat, ah ! passons au déluge.

L’INTIMÉ.

Avocat, ah ! passons au déluge. Avant donc
La naissance du monde et sa création,
Le monde, l’univers, tout, la nature entière
Était ensevelie au fond de la matière.
Les éléments, le feu, l’air, et la terre, et l’eau,
Enfoncés, entassés, ne faisaient qu’un monceau,
Une confusion, une masse sans forme,
Un désordre, un chaos, une cohue énorme :
Unus erat toto naturæ vultus in orbe,
Quem Græci dixere Chaos, rudis indigestaque moles[1].

(Dandin endormi se laisse tomber.)
LÉANDRE.

Quelle chute ! Mon père !

PETIT-JEAN.

Quelle chute ! Mon père ! Ay, monsieur ! Comme il dort !

LÉANDRE.

Mon père, éveillez-vous.

PETIT-JEAN.

Mon père, éveillez-vous. Monsieur, êtes-vous mort ?

LÉANDRE.

Mon père !

DANDIN.

Mon père ! Eh bien ? eh bien ? Quoi ? qu’est-ce ? Ah ! ah ! quel homme !
Certes, je n’ai jamais dormi d’un si bon somme.

LÉANDRE.

Mon père, il faut juger.

DANDIN.

Mon père, il faut juger. Aux galères.

LÉANDRE.

Mon père, il faut juger. Aux galères. Un chien
Aux galères !

DANDIN.

Aux galères ! Ma foi ! je n’y conçois plus rien ;
De monde, de chaos, j’ai la tête troublée.
Eh ! concluez.

L’INTIMÉ, lui présentant de petits chiens.

Eh ! concluez. Venez, famille désolée ;
Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins
Venez faire parler vos esprits enfantins.
Oui, messieurs, vous voyez ici notre misère :
Nous sommes orphelins, rendez-nous notre père,
Notre père, par qui nous fûmes engendrés ;
Notre père, qui nous…

DANDIN.

Notre père, qui nous… Tirez, tirez, tirez.

L’INTIMÉ.

Notre père, messieurs…

DANDIN.

Notre père, messieurs… Tirez donc. Quels vacarmes !
Ils ont pissé partout.

L’INTIMÉ.

Ils ont pissé partout. Monsieur, voyez nos larmes.

DANDIN.

Ouf ! Je me sens déjà pris de compassion

  1. « L’univers n’offrait qu’un aspect uniforme, masse grossière et confuse, à laquelle les Grecs donnèrent le nom de Chaos. » (Métamorphoses d’Ovide, liv. I, v. 6 et 7.) — Le mot Græci n’est pas dans Ovide, et ce vers a un pied de trop. Peut-être Racine a-t-il voulu se moquer des avocats qui citaient à tous propos, et citaient souvent mal.