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MÉMOIRES SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE JEAN RACINE.


à son fils, qu’il voulait éloigner de la passion des vers, que je n’ai que trop écoutée, parce que je n’ai pas eu les mêmes leçons. Il lui faisait bien connaître que les succès les plus heureux ne rendent pas le poëte heureux, lorsqu’il lui avouait que la plus mauvaise critique lui avait toujours causé plus de chagrin que les plus grands applaudissements ne lui avaient fait de plaisir. Retenez surtout ces paroles remarquables, qu’il lui disait dans l’épanchement d’un cœur paternel : « Ne croyez pas que ce soient mes pièces qui m’attirent les caresses des grands. Corneille fait des vers cent fois plus beaux que les miens, et cependant personne ne le regarde ; on ne l’aime que dans la bouche de ses acteurs. Au lieu que sans fatiguer les gens du monde du récit de mes ouvrages, dont je ne leur parle jamais, je les entretiens de choses qui leur plaisent. Mon talent avec eux n’est pas de leur faire sentir que j’ai de l’esprit, mais de leur apprendre qu’ils en ont. »

Vous ne connaissez pas encore le monde, vous ne pouvez qu’y paraître quelquefois, et vous n’y avez jamais paru sans vous entendre répéter que vous portiez le nom d’un poëte fameux, qui avait été fort aimé à la cour. Qui peut mieux que ce même homme vous instruire des dangers de la poésie et de la cour ? La fortune qu’il y a faite vous sera connue, et vous verrez dans ces Mémoires ses jours abrégés par un chagrin pris à la vérité trop vivement, mais sur des raisons capables d’en donner. Vous verrez aussi que la passion des vers égara sa jeunesse, quoique nourrie de tant de principes de religion, et que la même passion éteignit pour un temps dans ce cœur si éloigné de l’ingratitude, les sentiments de reconnaissance pour ses premiers maîtres.

Il revint à lui-même ; et sentant alors combien ce qu’il avait regardé comme bonheur était frivole, il n’en chercha plus d’autre que dans les douceurs de l’amitié, et dans la satisfaction à remplir tous les devoirs de chrétien et de père de famille. Enfin ce poëte, qu’on vous a dépeint comme environné des applaudissements du monde et accablé des caresses des grands, n’a trouvé de consolation que dans les sentiments de religion dont il était pénétré. C’est en cela, mon fils, qu’il doit être votre modèle ; et c’est en l’imitant dans sa piété et dans les aimables qualités de son cœur, que vous serez l’héritier de sa véritable gloire, et que son nom que je vous ai transmis vous appartiendra.

Le désir que j’en ai m’a empêché de vous témoigner le désir que j’aurais encore de vous voir embrasser l’étude avec la même ardeur. Je vous ai montré des livres tout grecs, dont les marges sont couvertes de ses apostilles, lorsqu’il n’avait que quinze ans. Cette vue, qui vous aura peut-être effrayé, doit vous faire sentir combien il est utile de se nourrir de bonne heure d’excellentes choses. Platon, Plutarque, et les lettres de Cicéron, n’apprennent point à faire des tragédies ; mais un esprit formé par de pareilles lectures devient capable de tout.

Je m’aperçois qu’à la tête d’un Mémoire historique, je vous parle trop longtemps : le cœur m’a emporté ; et pour vous en expliquer les sentiments, j’ai profité de la plus favorable occasion que jamais père ait trouvée.

La Vie de mon père qui se trouve à la tête de la dernière édition de ses Œuvres, faite à Paris en 1736, ne mérite aucune attention, parce que celui qui s’est donné la peine de la faire ne s’est pas donné celle de consulter la famille[1]. Au lieu d’une Vie ou d’un Éloge historique, on ne trouve dans l’Histoire de l’Académie française qu’une lettre de M. de Valincour, qu’il appelle lui-même un amas informe d’anecdotes cousues bout à bout et sans ordre. Elle est fort peu exacte, parce qu’il l’écrivait à la hâte, en faisant valoir à M. l’abbé d’Olivet, qui la lui demandait, la complaisance qu’il avait d’interrompre ses occupations pour le contenter ; et il appelle corvée ce qui pouvait être pour lui un agréable devoir de l’amitié, et même de la reconnaissance. Personne n’était plus en état que lui de faire une Vie exacte d’un ami qu’il avait fréquenté si longtemps ; au lieu que les autres qui en ont voulu parler ne l’ont point connu. Je ne l’ai pas connu moi-même, mais je ne dirai rien que sur le rapport de mon frère aîné, ou d’anciens amis, que j’ai souvent interrogés. J’ai aussi quelquefois interrogé l’illustre compagnon de sa vie et de ses travaux, et Boileau a bien voulu m’apprendre quelques particularités. Comme ils ont dans tous les temps partagé entre eux les faveurs des Muses et de la cour, où, appelés d’abord comme poëtes, ils surent se faire plus estimer encore par leurs mœurs que par les agréments de leur esprit, je ne séparerai point dans ces Mémoires deux amis que la mort seule a pu séparer. Pour ne point répéter cependant sur Boileau ce que ses commentateurs en ont dit, je ne rapporterai que ce qu’ils ont ignoré, ou ce qu’ils n’ont pas su exactement. La vie de deux hommes de lettres, et de deux hommes aussi simples dans leur conduite, ne peut fournir des faits nombreux et importants ; mais comme le public est toujours curieux de connaître le caractère des auteurs dont il aime les ouvrages, et que de petits détails le font souvent connaître, je serai fidèle à rapporter les plus petites choses.

Ne pouvant me dispenser de rappeler, au moins en peu de mots, l’histoire des pièces de théâtre de mon père, je diviserai cet ouvrage en deux parties. Dans la première, je parlerai du poëte, en évitant, autant qu’il me sera possible, de redire ce qui se trouve déjà imprimé en plusieurs endroits. Dans la seconde, le poëte ayant renoncé aux vers, auxquels il ne retourna que sur la fin de ses jours, et comme malgré lui, je n’aurai presque à parler que de la manière dont il a vécu à la cour, dans sa famille, et avec ses amis. Je ne dois jamais louer le poëte ni ses ouvrages : le public en est juge. S’il m’arrive cependant de louer en lui plus que ses mœurs, et si je l’approuve en tout, j’espère que je serai moi-même approuvé, et que quand même j’oublierais quelquefois la précision du style historique, mes fautes seront ou louées ou du moins excusées, parce que je dois être, plus justement encore que Tacite écrivant la Vie de son beau-père, professione pietatis aut laudatus aut excusatus.


PREMIÈRE PARTIE.


Les Racine, originaires de la Ferté-Milon, petite ville du Valois, y sont connus depuis longtemps, comme il paraît par quelques tombes qui y subsistent encore dans la grande église, et entre autres par celle-ci :


« Cy gissent honorables personnes, Jean Racine, receveur pour le roi notre sire et la reine, tant du domaine et duché de Valois que des greniers à sel de la Ferté-Milon et Crespy en Valois, mort en 1593, et dame Anne Gosset, sa femme. »


Je crois pouvoir, sans soupçon de vanité, remonter jusqu’aux aïeux que me fait connaître la charge de contrôleur du petit grenier à sel de la Ferté-Milon. La charge de receveur du domaine et du duché de Valois, que possédait Jean Racine, mort en 1593, ayant été supprimée, Jean Racine,

  1. Le peu qu’en a écrit M. Perrault dans ses Hommes illustres est vrai, parce qu’il consulta la famille, et par la même raison, l’article du Supplément de Moréri, 1735, est exact ; mais le P. Niceron et les auteurs de l’Histoire des théâtres n’ont fait que compiler la Vie qui est à la tête de l’édition de 1736, ou la lettre de M. de Valincour, les notes de Brossette, et le Bolœana, recueil très-peu sûr en plusieurs endroits. J’aurai occasion d’en parler dans la suite. (L. R.)