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Le crime d’en avoir dépouillé l'héritière.

NÉRON.

C’est de ses intérêts prendre beaucoup de soin,
Madame ; et l’amitié ne peut aller plus loin.
Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère :
La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère ;
Et pour Britannicus…

JUNIE.

Et pour Britannicus… Il a su me toucher,
Seigneur ; et je n’ai point prétendu m’en cacher.
Cette sincérité, sans doute, est peu discrète ;
Mais toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète.
Absente de la cour, je n’ai pas dû penser,
Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer.
J’aime Britannicus. Je lui fus destinée
Quand l’empire devait suivre son hyménée :
Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté,
Ses honneurs abolis, son palais déserté,
La fuite d’une cour que sa chute a bannie,
Sont autant de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ;
Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs ;
L’empire en est pour vous l’inépuisable source ;
Ou, si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout l’univers, soigneux de les entretenir,
S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,
Il ne voit, dans son sort, que moi qui s’intéresse,
Et n’a, pour tous plaisirs, seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

NÉRON.

Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j’envie,
Que tout autre que lui me paîrait de sa vie.
Mais je garde à ce prince un traitement plus doux :
Madame, il va bientôt paraître devant vous.

JUNIE.

Ah, seigneur ! vos vertus m’ont toujours rassurée.

NÉRON.

Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée ;
Mais, madame, je veux prévenir le danger
Où son ressentiment le pourrait engager.
Je ne veux point le perdre : il vaut mieux que lui-même
Entende son arrêt de la bouche qu’il aime.
Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous
Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux.
De son bannissement prenez sur vous l’offense ;
Et, soit par vos discours, soit par votre silence,
Du moins par vos froideurs, faites-lui concevoir
Qu’il doit porter ailleurs ses vœux et son espoir.

JUNIE.

Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère !
Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
Quand même jusque-là je pourrais me trahir,
Mes yeux lui défendront, seigneur, de m’obéir.

NÉRON.

Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame.
Renfermez votre amour dans le fond de votre âme :
Vous n’aurez point pour moi de langages secrets,
J’entendrai des regards que vous croirez muets ;
Et sa perte sera l’infaillible salaire
D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire.

JUNIE.

Hélas ! si j’ose encor former quelques souhaits,
Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais !


Scène IV.

NÉRON, JUNIE, NARCISSE.
NARCISSE.

Britannicus, seigneur, demande la princesse ;
Il approche.

NÉRON.

Il approche. Qu’il vienne.

JUNIE.

Il approche. Qu’il vienne. Ah ! seigneur !

NÉRON.

Il approche. Qu’il vienne. Ah ! seigneur ! Je vous laisse.
Sa fortune dépend de vous plus que de moi :
Madame, en le voyant, songez que je vous voi.


Scène V.

JUNIE, NARCISSE.
JUNIE.

Ah ! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître ;
Dis-lui… Je suis perdue ! et je le vois paraître.


Scène VI.

BRITANNICUS, JUNIE, NARCISSE.
BRITANNICUS.

Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?
Quoi ! je puis donc jouir d’un entretien si doux !
Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore !
Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ?
Faut-il que je dérobe, avec mille détours,
Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ?
Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, votre présence,
N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence !
Que faisait votre amant ? Quel démon envieux
M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ?
Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,
M’avez-vous, en secret, adressé quelque plainte ?
Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ?
Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ?
Vous ne me dites rien ! Quel accueil ! Quelle glace !
Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?