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MÉMOIRES SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE JEAN RACINE.


son fils, prit celle de contrôleur du grenier à sel de la Ferté-Milon, et épousa Marie Desmoulins, qui eut deux sœurs religieuses à Port-Royal des Champs. De ce mariage naquit Agnès Racine, et Jean Racine, qui posséda la même charge, et épousa en 1638 Jeanne Sconin, fille de Pierre Sconin, procureur du roi des eaux et forêts de Villers-Coterets. Leur union ne dura pas longtemps. La femme mourut le 24 janvier 1641, et le mari le 6 février 1643. Ils laissèrent deux enfants, Jean Racine, mon père, né le 21 décembre 1639 ; et une fille qui a vécu à la Ferté-Milon jusqu’à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Ces deux jeunes orphelins furent élevés par leur grand-père Sconin. Les grandes fêtes de l’année, ce bonhomme traitait toute sa famille, qui était fort nombreuse, tant enfants que petits-enfants. Mon père disait qu’il était comme les autres invité à ce repas, mais qu’à peine on daignait le regarder. Après la mort de Pierre Sconin, arrivée en 1650, Marie Desmoulins, qui, étant demeurée veuve, avait vécu avec lui, se retira à Port-Royal des Champs[1], où elle avait une fille religieuse, qui depuis en fut abbesse, et qui est connue sous le nom d’Agnès de Sainte-Thècle Racine.

Dans les premiers troubles qui agitèrent cette abbaye, quelques-uns de ces fameux solitaires qui furent obligés d’en sortir pour un temps, se retirèrent à la chartreuse de Bourg-Fontaine, voisine de la Ferté-Milon : ce qui donna lieu à plusieurs personnes de la Ferté-Milon de les connaître et de leur entendre parler de la vie qu’on menait à Port-Royal[2]. Voilà quelle fut la cause que les deux sœurs et la fille de Marie Desmoulins s’y firent religieuses, qu’elle-même y passa les dernières années de sa vie, et que mon père y passa les premières années de la sienne.

Il fut d’abord envoyé pour apprendre le latin dans la ville de Beauvais, dont le collége était sous la direction de quelques ecclésiastiques de mérite et de savoir : il y apprit les premiers principes du latin. Ce fut alors que la guerre civile s’alluma à Paris, et se répandit dans toutes les provinces. Les écoliers s’en mêlèrent aussi, et prirent parti chacun selon son inclination. Mon père fut obligé de se battre comme les autres, et reçut au front un coup de pierre, dont il a toujours porté la cicatrice au-dessus de l’œil gauche. Il disait que le principal de ce collége le montrait à tout le monde comme un brave, ce qu’il racontait en plaisantant. On verra dans une de ses lettres, écrite de l’armée à Boileau, qu’il ne vantait pas sa bravoure.

Il sortit de ce collége le 1er octobre 1655, et fut mis à Port-Royal, où il ne resta que trois ans, puisque je trouve qu’au mois d’octobre 1658 il fut envoyé à Paris pour faire sa philosophie au collége d’Harcourt, n’ayant encore que quatorze ans[3]. On a peine à comprendre comment en trois ans il a pu faire à Port-Royal un progrès si rapide dans ses études. Je juge de ses progrès par les extraits qu’il faisait des auteurs grecs et latins qu’il lisait.

J’ai ces extraits écrits de sa main. Ses facultés, qui étaient fort médiocres, ne lui permettant pas d’acheter les belles éditions des auteurs grecs, il les lisait dans les éditions faites à Bâle sans traduction latine. J’ai hérité de son Platon et de son Plutarque, dont les marges, chargées de ses apostilles, sont la preuve de l’attention avec laquelle il les lisait ; et ces mêmes livres font connaître l’extrême attention qu’on avait à Port-Royal pour la pureté des mœurs, puisque dans ces éditions même, quoique toutes grecques, les endroits un peu libres, ou pour mieux dire trop naïfs, qui se trouvent dans les narrations de Plutarque, historien d’ailleurs si grave, sont effacés avec un grand soin. On ne confiait pas à un jeune homme un livre tout grec sans précaution.

M. le Maistre, qui trouva dans mon père une grande vivacité d’esprit avec une étonnante facilité pour apprendre, voulut conduire ses études, dans l’intention de le rendre capable d’être un jour avocat : il le prit dans sa chambre, et avait tant de tendresse pour lui qu’il ne l’appelait que son fils, comme on verra par ce billet, dont l’adresse est, Au petit Racine, et que je rapporte, quoique fort simple, à cause de sa simplicité même ; M. le Maistre l’écrivit de Bourg-Fontaine, où il avait été obligé de se retirer : « Mon fils, je vous prie de m’envoyer au plus tôt l’Apologie des SS. PP. qui est à moi, et qui est de la première impression. Elle est reliée en veau marbré, in-4o. J’ai reçu les cinq volumes de mes Conciles, que vous aviez fort bien empaquetés. Je vous en remercie. Mandez-moi si tous mes livres sont bien arrangés sur des tablettes, et si mes onze volumes de saint Jean Chrysostôme y sont, et voyez-les de temps en temps pour les nettoyer. Il faudrait mettre de l’eau dans des écuelles de terre où ils sont, afin que les souris ne les rongent pas. Faites mes recommandations à votre bonne tante, et suivez bien ses conseils en tout. La jeunesse doit toujours se laisser conduire, et tâcher de ne point s’émanciper. Peut-être que Dieu nous fera revenir où vous êtes. Cependant il faut tâcher de profiter de cet événement, et faire en sorte qu’il nous serve à nous détacher du monde, qui nous paraît si ennemi de la piété. Bonjour, mon cher fils ; aimez toujours votre papa comme il vous aime ; écrivez-moi de temps en temps. Envoyez-moi aussi mon Tacite in-folio. »

M. le Maistre ne fut pas longtemps absent, il eut la permission de revenir ; mais en arrivant il tomba dans la maladie dont il mourut ; et après sa mort, M. Hamon prit soin des études de mon père[4]. Entre les connaissances qu’il fit à Port-Royal, je ne dois point oublier celle de M. le duc de Chevreuse, qui a conservé toujours pour lui une amitié très-vive, et qui, par les soins assidus qu’il lui rendit dans sa dernière maladie, a bien vérifié ce que dit Quintilien, que les amitiés qui commencent dans l’enfance et que les études font naître, ne finissent qu’avec la vie.

On appliquait mon père, quoique très-jeune, à des études fort sérieuses. Il traduisit[5] le commencement du Banquet de Platon, fit des extraits tout grecs de quelques traités de saint Basile, et quelques remarques sur Pindare et sur Homère. Au milieu de ces occupations, son génie l’entraînait tout entier du côté de la poésie, et son plus grand plaisir était de s’aller enfoncer dans les bois de l’abbaye avec Sophocle et

  1. Elle y mourut le 12 août 1662. Voyez le Nécrologe et les historiens de Port-Royal. (A. M.)
  2. Lorsqu’en 1638 le cardinal de Richelieu eut fait arrêter l’abbé de Saint-Cyran, il envoya ordre à Antoine le Maistre et à le Maistre de Séricourt de quitter Port-Royal ; et les deux frères allèrent chercher une retraite à la Ferté-Milon, chez madame Vitart, tante de Racine. (A. M.)
  3. Il y a évidemment ici une erreur sur l’âge de Racine. Il était né en décembre 1639. Il sortit du collége de Beauvais, dit l’auteur des Mémoires, en octobre 1655, il avait donc près de seize ans. Il resta ensuite trois ans à Port-Royal, et fut envoyé, en octobre 1658, au collége d’Harcourt à Paris. Il avait donc alors près de dix-neuf ans, et cependant il est dit dans ce paragraphe : n’ayant encore que quatorze ans. (A. M.)
  4. M. le Maistre mourut le 4 novembre 1658. À cette époque, Racine n’était plus à Port-Royal ; il était au collége d’Harcourt depuis le mois d’octobre précédent : d’où il faut conclure que M. Hamon, médecin de Port-Royal, ne veilla pas à ses études après la mort de M. le Maistre.
  5. S’il n’a pas fait cette traduction à Port-Royal, il l’a faite à Uzès : c’est un ouvrage de sa jeunesse. Quoique la traduction soit bonne, un fragment si peu considérable ne méritait peut-être pas d’être imprimé ; il le fut cependant chez Gandouin en 1732. On a mis à la tête une lettre sans date d’année, qui m’est inconnue, et ne se trouve point parmi les autres lettres écrites à Boileau, qui sont entre mes mains. (L. R.)