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NÉRON, sans voir Burrhus.

Que vois-je ? Ô ciel ! Ainsi leurs feux sont redoublés ;
Je reconnais la main qui les a rassemblés.
Agrippine ne s’est présentée à ma vue,
Ne s’est dans ses discours si longtemps étendue,
Que pour faire jouer ce ressort odieux.

(apercevant Burrhus.)
Qu’on sache si ma mère est encore en ces lieux.

Burrhus, dans ce palais je veux qu’on la retienne,
Et qu’au lieu de sa garde on lui donne la mienne.

BURRHUS.

Quoi ! seigneur, sans l’ouïr ! Une mère !

NÉRON.

Quoi ! seigneur, sans l’ouïr ! Une mère ! Arrêtez :
J’ignore quels projets, Burrhus, vous méditez ;
Mais, depuis quelques jours, tout ce que je désire
Trouve en vous un censeur prêt à me contredire.
Répondez-m’en, vous dis-je, ou, sur votre refus,
D’autres me répondront et d’elle et de Burrhus.




ACTE QUATRIÈME.





Scène première.

AGRIPPINE, BURRHUS.
BURRHUS.

Oui, madame, à loisir vous pourrez vous défendre ;
César lui-même ici consent de vous entendre.
Si son ordre au palais vous a fait retenir,
C’est peut-être à dessein de vous entretenir.
Quoi qu’il en soit, si j’ose expliquer ma pensée,
Ne vous souvenez plus qu’il vous ait offensée ;
Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras,
Défendez-vous, madame, et ne l’accusez pas.
Vous voyez, c’est lui seul que la cour envisage.
Quoiqu’il soit votre fils, et même votre ouvrage,
Il est votre empereur. Vous êtes, comme nous,
Sujette à ce pouvoir qu’il a reçu de vous.
Selon qu’il vous menace, ou bien qu’il vous caresse,
La cour autour de vous ou s’écarte ou s’empresse.
C’est son appui qu’on cherche en cherchant votre appui.
Mais voici l’empereur.

AGRIPPINE.

Mais voici l’empereur. Qu’on me laisse avec lui.


Scène II.

NÉRON, AGRIPPINE.
AGRIPPINE., s’asseyant.

Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
J’ignore de quel crime on a pu me noircir ;
De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir.
Vous régnez ; vous savez combien votre naissance
Entre l’empire et vous avait mis de distance.
Les droits de mes aïeux, que Rome a consacrés,
Étaient même sans moi d’inutiles degrés.
Quand de Britannicus la mère condamnée
Laissa de Claudius disputer l’hyménée,
Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,
Qui de ses affranchis mendièrent les voix,
Je souhaitai son lit, dans la seule pensée
De vous laisser au trône où je serais placée,
Je fléchis mon orgueil ; j’allai prier Pallas.
Son maître, chaque jour caressé dans mes bras,
Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce
L’amour où je voulais amener sa tendresse.
Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux
Écartait Claudius d’un lit incestueux ;
Il n’osait épouser la fille de son frère.
Le sénat fut séduit : une loi moins sévère
Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
C’était beaucoup pour moi, ce n’était rien pour vous.
Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille ;
Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille :
Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné,
Et marqua de son sang ce jour infortuné.
Ce n’était rien encore. Eussiez-vous pu prétendre
Qu’un jour Claude à son fils pût préférer son gendre ?
De ce même Pallas j’implorai le secours ;
Claude vous adopta, vaincu par ses discours,
Vous appela Néron ; et du pouvoir suprême
Voulut, avant le temps, vous faire part lui-même.
C’est alors que chacun, rappelant le passé,
Découvrit mon dessein déjà trop avancé ;
Que de Britannicus la disgrâce future
Des amis de son père excita le murmure.
Mes promesses aux uns éblouirent les yeux ;
L’exil me délivra des plus séditieux ;
Claude même, lassé de ma plainte éternelle,
Éloigna de son fils tous ceux de qui le zèle,
Engagé dès longtemps à suivre son destin,
Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin.
Je fis plus ; je choisis moi-même dans ma suite
Ceux à qui je voulais qu’on livrât sa conduite ;
J’eus soin de vous nommer par un contraire choix,
Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix ;
Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée ;
J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée,
Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus,
Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.
De Claude en même temps épuisant les richesses,
Ma main, sous votre nom, répandait ses largesses.
Les spectacles, les dons, invincibles appas,
Vous attiraient les cœurs du peuple et des soldats,