Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/178

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


Scène III.

TITUS, PAULIN, suite.
TITUS.

De la reine, Paulin, flattez l’inquiétude :
Je vais la voir ; je veux un peu de solitude ;
Que l’on me laisse.

PAULIN, à part.

Que l’on me laisse. Ô ciel ! que je crains ce combat !
Grands dieux ! sauvez sa gloire et l’honneur de l’État !
Voyons la reine.


Scène IV.

TITUS.

Voyons la reine. Eh bien ! Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
Tes adieux sont-ils prêts ? t’es-tu bien consulté ?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
Car enfin au combat qui pour toi se prépare,
C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux, dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
Pourrai-je dire enfin : Je ne veux plus vous voir.
Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime.
Et pourquoi le percer ? qui l’ordonne ? moi-même !
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
Vois-je l’État penchant au bord du précipice ?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
Tout se tait ; et moi seul, trop prompt à me troubler,
J’avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui sait si, sensible aux vertus de la reine,
Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
Que Rome, avec ses lois, mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance ;
Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
Quel air respires-tu ? n’es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait sucée,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
Et n’as-tu pas encore ouï la renommée
T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Ah ! lâche, fais l’amour, et renonce à l’empire.
Au bout de l’univers, va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne ; et, jusques à ce jour,
Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
Quels pleurs ai-je séchés ? dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
L’univers a-t-il vu changer ses destinées,
Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
Ah ! malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
Rompons le seul lien…


Scène V.

TITUS, BÉRÉNICE.
BÉRÉNICE, en sortant de son appartement.

Rompons le seul lien… Non, laissez-moi, vous dis-je ;
En vain tous vos conseils me retiennent ici.
Il faut que je le voie. Ah ! seigneur, vous voici !
Eh bien ! il est donc vrai que Titus m’abandonne !
Il faut nous séparer ! et c’est lui qui l’ordonne !

TITUS.

N’accablez point, madame, un prince malheureux.
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce cœur qui, tant de fois,
M’a fait de mon devoir reconnaître la voix ;
Il en est temps. Forcez votre amour à se taire ;
Et d’un œil que la gloire et la raison éclaire
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même, contre vous, fortifiez mon cœur ;
Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre ma faiblesse,
À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ;
Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ;
Et que tout l’univers reconnaisse sans peine
Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine.
Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.

BÉRÉNICE.

Ah ! cruel ! est-il temps de me le déclarer ?
Qu’avez-vous fait ? hélas ! je me suis crue aimée ;
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois
Quand je vous l’avouai pour la première fois ?
À quel excès d’amour m’avez-vous amenée !
Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée