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ATALIDE.

Mais, madame, pourquoi ? Si tu venais d’entendre
Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,
Quelles conditions elle veut imposer !
Bajazet doit périr, dit-elle, ou l’épouser.
S’il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ?
Et s’il ne se rend pas, que devient-il lui-même ?

ZAÏRE.

Je conçois ce malheur. Mais, à ne point mentir,
Votre amour, dès longtemps, a dû le pressentir.

ATALIDE.

Ah, Zaïre ! l’amour a-t-il tant de prudence ?
Tout semblait avec nous être d’intelligence :
Roxane, se livrant tout entière à ma foi,
Du cœur de Bajazet se reposait sur moi,
M’abandonnait le soin de tout ce qui le touche,
Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche ;
Et je croyais toucher au bienheureux moment
Où j’allais par ses mains couronner mon amant.
Le ciel s’est déclaré contre mon artifice.
Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ?
À l’erreur de Roxane ai-je dû m’opposer,
Et perdre mon amant pour la désabuser ?
Avant que dans son cœur cette amour fût formée,
J’aimais, et je pouvais m’assurer d’être aimée.
Dès nos plus jeunes ans, tu t’en souviens assez,
L’amour serra les nœuds par le sang commencés.
Élevée avec lui dans le sein de sa mère,
J’appris à distinguer Bajazet de son frère ;
Elle-même avec joie unit nos volontés :
Et quoique après sa mort l’un de l’autre écartés,
Conservant, sans nous voir, le désir de nous plaire,
Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.
Roxane, qui depuis, loin de s’en défier,
À ses desseins secrets voulut m’associer,
Ne put voir sans amour ce héros trop aimable :
Elle courut lui tendre une main favorable.
Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,
Lui rendit des respects : pouvait-il faire moins ?
Mais qu’aisément l’amour croit tout ce qu’il souhaite !
De ses moindres respects Roxane satisfaite
Nous engagea tous deux, par sa facilité,
À la laisser jouir de sa crédulité.
Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse :
D’un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.
Ma rivale, accablant mon amant de bienfaits,
Opposait un empire à mes faibles attraits ;
Mille soins la rendaient présente à sa mémoire ;
Elle l’entretenait de sa prochaine gloire :
Et moi, je ne puis rien. Mon cœur, pour tout discours,
N’avait que des soupirs qu’il répétait toujours.
Le ciel seul sait combien j’en ai versé de larmes.
Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes :
Je condamnai mes pleurs, et jusques aujourd’hui
Je l’ai pressé de feindre, et j’ai parlé pour lui.
Hélas ! tout est fini : Roxane méprisée
Bientôt de son erreur sera désabusée.
Car enfin Bajazet ne sait point se cacher ;
Je connais sa vertu prompte à s’effaroucher.
Il faut qu’à tous moments, tremblante et secourable,
Je donne à ses discours un sens plus favorable.
Bajazet va se perdre. Ah ! si comme autrefois
Ma rivale eût voulu lui parler par ma voix !
Au moins, si j’avais pu préparer son visage !
Mais, Zaïre, je puis l’attendre à son passage ;
D’un mot ou d’un regard je puis le secourir.
Qu’il l’épouse, en un mot, plutôt que de périr.
Si Roxane le veut, sans doute il faut qu’il meure.
Il se perdra, te dis-je. Atalide, demeure ;
Laisse, sans t’alarmer, ton amant sur sa foi.
Penses-tu mériter qu’on se perde pour toi ?
Peut-être Bajazet, secondant ton envie,
Plus que tu ne voudras aura soin de sa vie.

ZAÏRE.

Ah ! dans quels soins, madame, allez-vous vous plonger ?
Toujours avant le temps faut-il vous affliger ?
Vous n’en pouvez douter, Bajazet vous adore.
Suspendez ou cachez l’ennui qui vous dévore :
N’allez point par vos pleurs déclarer vos amours.
La main qui l’a sauvé le sauvera toujours,
Pourvu qu’entretenue en son erreur fatale,
Roxane jusqu’au bout ignore sa rivale.
Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets,
Et de leur entrevue attendre le succès.

ATALIDE.

Eh bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice
De deux jeunes amants veut punir l’artifice,
Ô ciel, si notre amour est condamné de toi,
Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi !




ACTE SECOND.





Scène première.

BAJAZET, ROXANE.
ROXANE.

Prince, l’heure fatale est enfin arrivée
Qu’à votre liberté le ciel a réservée.
Rien ne me retient plus ; et je puis, dès ce jour,
Accomplir le dessein qu’a formé mon amour.
Non que, vous assurant d’un triomphe facile,
Je mette entre vos mains un empire tranquille ;
Je fais ce que je puis, je vous l’avais promis :