Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/191

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J’arme votre valeur contre vos ennemis,
J’écarte de vos jours un péril manifeste ;
Votre vertu, seigneur, achèvera le reste.
Osmin a vu l’armée : elle penche pour vous ;
Les chefs de notre loi conspirent avec nous ;
Le vizir Acomat vous répond de Byzance ;
Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets,
Peuple que dans ces murs renferme ce palais,
Et dont à ma faveur les âmes asservies
M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.
Commencez maintenant : c’est à vous de courir
Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir.
Vous n’entreprenez point une injuste carrière,
Vous repoussez, seigneur, une main meurtrière :
L’exemple en est commun ; et parmi les sultans,
Ce chemin à l’empire a conduit de tous temps.
Mais, pour mieux commencer, hâtons-nous l’un et l’autre
D’assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.
Montrez à l’univers, en m’attachant à vous,
Que quand je vous servais, je servais mon époux ;
Et par le nœud sacré d’un heureux hyménée,
Justifiez la foi que je vous ai donnée.

BAJAZET.

Ah ! que proposez-vous, madame ?

ROXANE.

Ah ! que proposez-vous, madame ? Eh quoi, seigneur !
Quel obstacle secret trouble notre bonheur ?

BAJAZET.

Madame, ignorez-vous que l’orgueil de l’empire…
Que ne m’épargnez-vous la douleur de le dire !

ROXANE.

Oui, je sais que depuis qu’un de vos empereurs,
Bajazet, d’un barbare éprouvant les fureurs,
Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,
Et par toute l’Asie à sa suite traînée,
De l’honneur ottoman ses successeurs jaloux
Ont daigné rarement prendre le nom d’époux.
Mais l’amour ne suit point ces lois imaginaires ;
Et sans vous rappeler des exemples vulgaires,
Soliman (vous savez qu’entre tous vos aïeux
Dont l’univers a craint le bras victorieux,
Nul n’éleva si haut la grandeur ottomane),
Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.
Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier,
À son trône, à son lit daigna l’associer,
Sans qu’elle eût d’autres droits au rang d’impératrice,
Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice.

BAJAZET.

Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,
Ce qu’était Soliman, et le peu que je suis.
Soliman jouissait d’une pleine puissance :
L’Égypte ramenée à son obéissance ;
Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil,
De tous ses défenseurs devenu le cercueil ;
Du Danube asservi les rives désolées ;
De l’empire persan les bornes reculées ;
Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,
Faisaient taire les lois devant ses volontés.
Que suis-je ? J’attends tout du peuple et de l’armée :
Mes malheurs font encor toute ma renommée.
Infortuné, proscrit, incertain de régner,
Dois-je irriter les cœurs au lieu de les gagner ?
Témoins de nos plaisirs, plaindront-ils nos misères ?
Croiront-ils mes périls et vos larmes sincères ?
Songez, sans me flatter du sort de Soliman,
Au meurtre tout récent du malheureux Osman[1].
Dans leur rébellion les chefs des janissaires,
Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires,
Se crurent à sa perte assez autorisés
Par le fatal hymen que vous me proposez.
Que vous dirai-je enfin ? maître de leur suffrage,
Peut-être avec le temps j’oserai davantage.
Ne précipitons rien ; et daignez commencer
À me mettre en état de vous récompenser.

ROXANE.

Je vous entends, seigneur. Je vois mon imprudence ;
Je vois que rien n’échappe à votre prévoyance :
Vous avez pressenti jusqu’au moindre danger
Où mon amour trop prompt allait vous engager.
Pour vous, pour votre honneur, vous en craignez les suites ;
Et je le crois, seigneur, puisque vous me le dites.
Mais avez-vous prévu, si vous ne m’épousez,
Les périls plus certains où vous vous exposez ?
Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire ?
Que c’est à moi surtout qu’il importe de plaire ?
Songez-vous que je tiens les portes du palais ;
Que je puis vous l’ouvrir ou fermer pour jamais ;
Que j’ai sur votre vie un empire suprême ;
Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ?
Et sans ce même amour qu’offensent vos refus,
Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?

BAJAZET.

Oui, je tiens tout de vous ; et j’avais lieu de croire
Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,
En voyant devant moi tout l’empire à genoux,
De m’entendre avouer que je tiens tout de vous.
Je ne m’en défends point ; ma bouche le confesse,
Et mon respect saura le confirmer sans cesse :
Je vous dois tout mon sang ; ma vie est votre bien.
Mais enfin voulez-vous…

ROXANE.

Mais enfin voulez-vous… Non, je ne veux plus rien.

  1. Osman II, étranglé par les janissaires en 1622, et successeur de Mustapha II, frère d’Achmet Ier, père d’Osman, et mort en 1617.