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MÉMOIRES SUR LA VIE DE JEAN RACINE.

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exclus de Port-Royal par une lettre de la mère Racine, sa tante, qui est si bien écrite qu’on ne sera pas fâché de la lire.

GLOIRE A JÉSUS-CHRIST

ET AU TRÈS-SAINT SACREMENT.

« Ayant appris que vous aviez dessein de faire ici un voyage, j’avais demandé permission à notre mère de vous voir, parce que quelques personnes nous avaient assuré que vous étiez dans la pensée de songer sérieusement à vous ; et j’aurais été bien aise de l’apprendre par vous-même, afin de vous témoigner la joie que j’aurais, s’il plaisait à Dieu de vous toucher : mais j’ai appris depuis peu de jours une nouvelle qui m’a touchée sensiblement. Je vous écris dans l’amertume de mon cœur, et en versant des larmes que je voudrais pouvoir répandre en assez grande abondance devant Dieu pour obtenir de lui votre salut, qui est la chose du monde que je souhaite avec le plus d’ardeur. J’ai donc appris avec douleur que vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et avec raison, puisqu’on leur interdit l’entrée de l’église, et la communion des fidèles, même à la mort, à moins qu’ils ne se reconnaissent. Jugez donc, mon cher neveu, dans quel état je puis être, puisque vous n’ignorez pas la tendresse que j’ai toujours eue pour vous, et que je n’ai jamais rien désiré sinon que vous fussiez tout à Dieu dans quelque emploi honnête. Je vous conjure donc, mon cher neveu, d’avoir pitié de votre âme, et de rentrer dans votre cœur pour y considérer sérieusement dans quel abîme vous vous êtes jeté. Je souhaite que ce qu’on m’a dit ne soit pas vrai : mais si vous êtes assez malheureux pour n’avoir pas rompu un commerce qui vous déshonore devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser à nous venir voir : car vous savez bien que je ne pourrais pas vous parler, vous sachant dans un état si déplorable, et si contraire au christianisme. Cependant je ne cesserai point de prier Dieu qu’il vous fasse miséricorde, et à moi en vous la faisant, puisque votre salut m’est si cher. »

Voilà une de ces lettres que son neveu, dans sa ferveur pour les théâtres, appelait des excommunications. Il crut donc que M. Nicole, en parlant contre les poètes, avait eu dessein de l’humilier : il prit la plume contre lui et contre tout Port-Royal, et il fit une lettre pleine de traits piquants, qui, pour les agréments du style, fut goûtée de tout le monde. « Je ne sais, dit l’auteur de la continuation de l’Histoire de l’Académie française, si nous avons rien de mieux écrit ni de plus ingénieux en notre langue. » Les ennemis de Port-Royal encouragèrent le jeune écrivain à continuer, et même, à ce qu’on prétend, lui firent espérer un bénéfice. Tandis que M. Nicole et les autres solitaires de Port-Royal gardaient le silence, il parut deux réponses, dont la première, fort solide, et qui fut d’abord attribuée à M. de Sacy, était de M. du Bois ; la seconde, fort inférieure, était de M. Barbier d’Aucour. Mon père connut bien au style qu’elles ne venaient pas de Port-Royal, et il les méprisa. Mais peu après, ces deux mêmes réponses parurent dans une édition des Visionnaires, faite en Hollande, en deux volumes ; et il était écrit dans l’avertissement, à la tête de cette édition, qu’on avait inséré « dans ce recueil les « deux réponses faites à un jeune homme qui s’étant chargé de l’intérêt commun de tout le théâtre, avait conté des histoires faites à plaisir, parce que ces deux réponses feraient plaisir, ayant pour leur bonté partagé les juges, dont les uns estimaient plus la première, tandis que les autres se déclaraient hautement pour la seconde. »

Mon père, moins piqué de ces deux réponses que du soin que messieurs de Port-Royal prenaient de les faire imprimer dans leurs ouvrages avec un pareil avertissement, fit contre eux la seconde lettre, et mit à la tête une préface qui n’a jamais été imprimée, et qu’il assaisonna des mêmes railleries qui règnent dans les deux lettres. Après avoir dit qu’il n’y a point de plaisir à rire avec des gens délicats qui se plaignent qu’on les déchire dès qu’on les nomme, et qui, aussi sensibles que les gens du monde, ne souffrent volontiers que les mortifications qu’ils s’imposent eux-mêmes, il s’adressait ainsi à M. Nicole directement : « Je demande à ce vénérable théologien en quoi j’ai erré, si c’est dans le droit ou dans le fait. J’ai avancé que la comédie était innocente : le PortRoyal dit qu’elle est criminelle ; mais je ne crois pas qu’on puisse taxer ma proposition d’hérésie, c’est bien assez de la taxer de témérité. Pour le fait, ils n’ont nié que celui des capucins, encore ne l’ont-ils pas nié tout entier. Toute la grâce que je lui demande, est qu’il ne m’oblige pas non plus à croire un fait qu’il avance, lorsqu’il dit que le monde fut partagé entre les deux réponses qu’on fit à ma lettre, et qu’on disputa longtemps laquelle des deux était la plus belle : il n’y eut pas la moindre dispute là-dessus, et d’une commune voix elles furent jugées aussi froides l’une que l’autre. Mais tout ce qu’on fait pour ces messieurs a un caractère de bonté que tout le monde ne connaît pas.

« Il est aisé de connaître, ajoutait-il, par le soin qu’ils ont pris d’immortaliser ces réponses, qu’ils y avaient plus de part qu’ils ne disaient. A la vérité, ce n’est pas leur coutume de laisser rien imprimer pour eux qu’ils n’y mettent quelque chose du leur. Ils portent aux docteurs les approbations toutes dressées. Les avis de l’imprimeur sont ordinairement des éloges qu’ils se donnent à eux-mêmes ; et l’on scellerait à la chancellerie des privilèges forts éloquents, si leurs livres s’imprimaient avec privilège. »

Content de cette préface et de sa seconde lettre, il alla montrer ces nouvelles productions à Boileau, qui, toujours amatent de la vérité, quoiqu’il n’eût encore aucune liaison avec Port-Royal, lui représenta que cet ouvrage ferait honneur à son esprit, mais n’en ferait pas à son cœur, parce qu’il attaquait des hommes fort estimés, et le plus doux de tous’, auquel il avait lui-même, comme aux autres, de grandes obligations. « Eh bien ! répondit mon père, pénétré de ce reproche, le public ne verra jamais cette seconde « lettre. » 11 retira tous les exemplaires qu’il put trouver de la première ; et elle était devenue fort rare, lorsqu’elle parut

1 M. Nicole, qui avait régenté la troisième à Port-Royal, avait été son maître. Tout le monde sait quelle était sa douceur : il subsistait du profit de ses ouvrages, et le grand débit des trois volumes de la Perpétuité lit dire dans le public qu’il profitait du travail d’autrui, parce qu’on croyait cet ouvrage commun entre lui et M. Arnauld, qui avait seulement mis un chapitre de sa façon dans le premier volume, et ne vit pas les autres. M. Nicole souffrit ce discours sans y répondre. Lorsque le P. Bouhours, en écrivant sur la langue française, releva plusieurs expressions des traductions de Port-Royal, M. de Sacy dit qu’il ne se soumettrait point à ces remarques ; M. Nicole dit qu’il se corrigerait, et en effet n’employa point dans les Essais de morale celles qui lui parurent justement critiquées. Dans les petits troubles qui arrivaient à Port-Royal sur quelques diversités de sentiments, il ne prenait aucun parti, disant qu’il n’était point des guerres civiles. Madame de Longueville, qui de l’envie de connaître les hommes fameux pa&sait souvent, comme bien d’autres, à l’ennui de les voir trop longtemps, ne changea jamais à l’égard de M. Nicole, qu’elle trouvait fort poli. Dans les conversations où il était contredit, ce qui arrivait plus d’une fois, elle prenait toujours son parti ; ce qui lui lit dire, quand elle mourut, qu’il avait perdu tout son crédit : « J’ai « même, disait-il, perdu mon abbaye, » parce qu’elle l’appelait toujours M. l’abbé Nicole. (L. R.)