Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/244

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Favorables périls ! Espérance inutile !
N’as-tu pas vu sa gloire, et le trouble d’Achille ?
J’en ai vu, j’en ai fui les signes trop certains.
Ce héros, si terrible au reste des humains,
Qui ne connaît de pleurs que ceux qu’il fait répandre,
Qui s’endurcit contre eux dès l’âge le plus tendre,
Et qui, si l’on nous fait un fidèle discours,
Suça même le sang des lions et des ours,
Pour elle de la crainte a fait l’apprentissage :
Elle l’a vu pleurer et changer de visage.
Et tu la plains, Doris ! Par combien de malheurs
Ne lui voudrais-je point disputer de tels pleurs !
Quand je devrais comme elle expirer dans une heure…
Mais que dis-je, expirer ! Ne crois pas qu’elle meure.
Dans un lâche sommeil crois-tu qu’enseveli
Achille aura pour elle impunément pâli ?
Achille à son malheur saura bien mettre obstacle.
Tu verras que les dieux n’ont dicté cet oracle
Que pour croître à la fois sa gloire et mon tourment,
Et la rendre plus belle aux yeux de son amant.
Eh quoi ! ne vois-tu pas tout ce qu’on fait pour elle ?
On supprime des dieux la sentence mortelle ;
Et quoique le bûcher soit déjà préparé,
Le nom de la victime est encore ignoré :
Tout le camp n’en sait rien. Doris, à ce silence,
Ne reconnais-tu pas un père qui balance ?
Et que fera-t-il donc ? Quel courage endurci
Soutiendrait les assauts qu’on lui prépare ici :
Une mère en fureur, les larmes d’une fille,
Les cris, le désespoir de toute une famille,
Le sang, à ces objets facile à s’ébranler !
Achille menaçant, tout prêt à l’accabler ?
Non, te dis-je ; les dieux l’ont en vain condamnée :
Je suis et je serai la seule infortunée.
Ah ! si je m’en croyais…

DORIS.

Ah ! si je m’en croyais… Quoi ! Que méditez-vous ?

ÉRIPHILE.

Je ne sais qui m’arrête et retient mon courroux,
Que, par un prompt avis de tout ce qui se passe,
Je ne coure des dieux divulguer la menace,
Et publier partout les complots criminels
Qu’on fait ici contre eux et contre leurs autels.

DORIS.

Ah ! quel dessein, madame !

ÉRIPHILE.

Ah ! quel dessein, madame ! Ah ! Doris ! quelle joie !
Que d’encens brûlerait dans les temples de Troie,
Si, troublant tous les Grecs, et vengeant ma prison,
Je pouvais contre Achille armer Agamemnon ;
Si leur haine, de Troie oubliant la querelle,
Tournait contre eux le fer qu’ils aiguisent contre elle,
Et si de tout le camp mes avis dangereux
Faisaient à ma patrie un sacrifice heureux !

DORIS.

J’entends du bruit. On vient : Clytemnestre s’avance.
Remettez-vous, madame, ou fuyez sa présence.

ÉRIPHILE.

Rentrons. Et pour troubler un hymen odieux,
Consultons des fureurs qu’autorisent les dieux.


Scène II.

CLYTEMNESTRE, ÆGINE.
CLYTEMNESTRE.

Ægine, tu le vois, il faut que je la fuie :
Loin que ma fille pleure et tremble pour sa vie,
Elle excuse son père, et veut que ma douleur
Respecte encor la main qui lui perce le cœur.
Ô constance ! ô respect ! Pour prix de sa tendresse,
Le barbare à l’autel se plaint de sa paresse !
Je l’attends. Il viendra m’en demander raison,
Et croit pouvoir encor cacher sa trahison.
Il vient. Sans éclater contre son injustice,
Voyons s’il soutiendra son indigne artifice.


Scène III.

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, ÆGINE.
AGAMEMNON.

Que faites-vous, madame ? et d’où vient que ces lieux
N’offrent point avec vous votre fille à mes yeux ?
Mes ordres par Arcas vous l’avaient demandée :
Qu’attend-elle ? Est-ce vous qui l’avez retardée ?
À mes justes désirs ne vous rendez-vous pas ?
Ne peut-elle à l’autel marcher que sur vos pas ?
Parlez…

CLYTEMNESTRE.

Parlez… S’il faut partir, ma fille est toute prête.
Mais vous, n’avez-vous rien, seigneur, qui vous arrête ?

AGAMEMNON.

Moi, madame ?

CLYTEMNESTRE.

Moi, madame ? Vos soins ont-ils tout préparé ?

AGAMEMNON.

Calchas est prêt, madame, et l’autel est paré.
J’ai fait ce que m’ordonne un devoir légitime.

CLYTEMNESTRE.

Vous ne me parlez point, seigneur, de la victime.

AGAMEMNON.

Que me voulez-vous dire ? et de quel soin jaloux…


Scène IV

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÆGINE.
CLYTEMNESTRE.

Venez, venez, ma fille, on n’attend plus que vous,