Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/283

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ASAPH.

Vit-il encore ? Il voit l’astre qui vous éclaire.

ASSUÉRUS.

Et que n’a-t-il plus tôt demandé son salaire ?
Quel pays reculé le cache à mes bienfaits ?

ASAPH.

Assis le plus souvent aux portes du palais,
Sans se plaindre de vous ni de sa destinée,
Il y traîne, seigneur, sa vie infortunée.

ASSUÉRUS.

Et je dois d’autant moins oublier la vertu,
Qu’elle-même s’oublie. Il se nomme, dis-tu ?

ASAPH.

Mardochée est le nom que je viens de vous lire.

ASSUÉRUS.

Et son pays ?

ASAPH.

Et son pays ? Seigneur, puisqu’il faut vous le dire,
C’est un de ces captifs à périr destinés,
Des rives du Jourdain sur l’Euphrate amenés.

ASSUÉRUS.

Il est donc Juif ! Ô ciel, sur le point que la vie
Par mes propres sujets m’allait être ravie,
Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants !
Un Juif m’a préservé du glaive des Persans !
Mais, puisqu’il m’a sauvé, quel qu’il soit il n’importe.
Holà, quelqu’un !


Scène IV.

ASSUÉRUS, HYDASPE, ASAPH.
HYDASPE.

Holà, quelqu’un ! Seigneur ?

ASSUÉRUS.

Holà, quelqu’un ! Seigneur ? Regarde à cette porte,
Vois s’il s’offre à tes yeux quelque grand de ma cour.

HYDASPE.

Aman à votre porte a devancé le jour.

ASSUÉRUS.

Qu’il entre. Ses avis m’éclaireront peut-être.


Scène V.

ASSUÉRUS, AMAN, HYDASPE, ASAPH.
ASSUÉRUS.

Approche, heureux appui du trône de ton maître,
Âme de mes conseils, et qui seul tant de fois
Du sceptre dans ma main as soulagé le poids.
Un reproche secret embarrasse mon âme.
Je sais combien est pur le zèle qui t’enflamme :
Le mensonge jamais n’entra dans tes discours,
Et mon intérêt seul est le but où tu cours.
Dis-moi donc : que doit faire un prince magnanime
Qui veut combler d’honneur un sujet qu’il estime ?
Par quel gage éclatant, et digne d’un grand roi,
Puis-je récompenser le mérite et la foi ?
Ne donne point de borne à ma reconnaissance :
Mesure tes conseils sur ma vaste puissance.

AMAN, tout bas.

C’est pour toi-même, Aman, que tu vas prononcer ;
Et quel autre que toi peut-on récompenser ?

ASSUÉRUS.

Que penses-tu ?

AMAN.

Que penses-tu ? Seigneur, je cherche, j’envisage
Des monarques persans la conduite et l’usage ;
Mais à mes yeux en vain je les rappelle tous ;
Pour vous régler sur eux, que sont-ils près de vous ?
Votre règne aux neveux doit servir de modèle.
Vous voulez d’un sujet reconnaître le zèle ;
L’honneur seul peut flatter un esprit généreux :
Je voudrais donc, seigneur, que ce mortel heureux,
De la pourpre aujourd’hui paré comme vous-même,
Et portant sur le front le sacré diadème,
Sur un de vos coursiers pompeusement orné,
Aux yeux de vos sujets dans Suse fût mené ;
Que, pour comble de gloire et de magnificence,
Un seigneur éminent en richesse, en puissance,
Enfin de votre empire après vous le premier,
Par la bride guidât son superbe coursier ;
Et lui-même marchant en habits magnifiques
Criât à haute voix dans les places publiques :
« Mortels, prosternez-vous ; c’est ainsi que le roi
« Honore le mérite, et couronne la foi. »

ASSUÉRUS.

Je vois que la sagesse elle-même t’inspire.
Avec mes volontés ton sentiment conspire.
Va, ne perds point de temps, ce que tu m’as dicté
Je veux de point en point qu’il soit exécuté.
La vertu dans l’oubli ne sera plus cachée.
Aux portes du palais prends le Juif Mardochée.
C’est lui que je prétends honorer aujourd’hui ;
Ordonne son triomphe, et marche devant lui ;
Que Suse par ta voix de son nom retentisse,
Et fais à son aspect que tout genou fléchisse.
Sortez tous.

AMAN.

Sortez tous. Dieux !


Scène VI.

ASSUÉRUS.

Sortez tous. Dieux ! Le prix est sans doute inouï ;
Jamais d’un tel honneur un sujet n’a joui ;
Mais plus la récompense est grande et glorieuse
Plus même de ce Juif la race est odieuse,