Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/287

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ZARÈS.

Pourquoi juger si mal de son intention ?
Il croit récompenser une bonne action.
Ne faut-il pas, seigneur, s’étonner au contraire
Qu’il en ait si longtemps différé le salaire ?
Du reste, il n’a rien fait que par votre conseil.
Vous-même avez dicté tout ce triste appareil :
Vous êtes après lui le premier de l’empire.
Sait-il toute l’horreur que ce Juif vous inspire ?

AMAN.

Il sait qu’il me doit tout, et que pour sa grandeur
J’ai foulé sous les pieds remords, crainte, pudeur ;
Qu’avec un cœur d’airain exerçant sa puissance
J’ai fait taire les lois, et gémir l’innocence ;
Que pour lui, des Persans bravant l’aversion,
J’ai chéri, j’ai cherché la malédiction :
Et pour prix de ma vie à leur haine exposée,
Le barbare aujourd’hui m’expose à leur risée !

ZARÈS.

Seigneur, nous sommes seuls. Que sert de se flatter ?
Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater,
Ce soin d’immoler tout à son pouvoir suprême,
Entre nous, avaient-ils d’autre objet que vous-même ?
Et sans chercher plus loin, tous ces Juifs désolés,
N’est-ce pas à vous seul que vous les immolez ?
Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste…
Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste.
Ce Juif même, il le faut confesser malgré moi,
Ce Juif, comblé d’honneurs, me cause quelque effroi.
Les malheurs sont souvent enchaînés l’un à l’autre,
Et sa race toujours fut fatale à la vôtre.
De ce léger affront songez à profiter.
Peut-être la fortune est prête à vous quitter ;
Aux plus affreux excès son inconstance passe :
Prévenez son caprice avant qu’elle se lasse.
Où tendez-vous plus haut ? Je frémis quand je voi
Les abîmes profonds qui s’offrent devant moi :
La chute désormais ne peut être qu’horrible.
Osez chercher ailleurs un destin plus paisible :
Regagnez l’Hellespont et ces bords écartés
Où vos aïeux errants jadis furent jetés,
Lorsque des Juifs contre eux la vengeance allumée
Chassa tout Amalec de la triste Idumée.
Aux malices du sort enfin dérobez-vous.
Nos plus riches trésors marcheront devant nous :
Vous pouvez du départ me laisser la conduite ;
Surtout de vos enfants j’assurerai la fuite.
N’ayez soin cependant que de dissimuler.
Contente, sur vos pas vous me verrez voler :
La mer la plus terrible et la plus orageuse
Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse.
Mais à grands pas vers vous je vois quelqu’un marcher.
C’est Hydaspe.


Scène II.

AMAN, ZARÈS, HYDASPE.
HYDASPE, à Aman.

C’est Hydaspe. Seigneur, je courais vous chercher.
Votre absence en ces lieux suspend toute la joie ;
Et pour vous y conduire Assuérus m’envoie.

AMAN.

Et Mardochée est-il aussi de ce festin ?

HYDASPE.

À la table d’Esther portez-vous ce chagrin ?
Quoi ! toujours de ce Juif l’image vous désole !
Laissez-le s’applaudir d’un triomphe frivole.
Croit-il d’Assuérus éviter la rigueur ?
Ne possédez-vous pas son oreille et son cœur ?
On a payé le zèle, on punira le crime ;
Et l’on vous a, seigneur, orné votre victime.
Je me trompe, ou vos vœux par Esther secondés
Obtiendront plus encor que vous ne demandez.

AMAN.

Croirai-je le bonheur que ta bouche m’annonce ?

HYDASPE.

J’ai des savants devins entendu la réponse :
Ils disent que la main d’un perfide étranger
Dans le sang de la reine est prête à se plonger.
Et le roi, qui ne sait où trouver le coupable,
N’impute qu’aux seuls Juifs ce projet détestable.

AMAN.

Oui, ce sont, cher ami, des monstres furieux :
Il faut craindre surtout leur chef audacieux.
La terre avec horreur dès longtemps les endure ;
Et l’on n’en peut trop tôt délivrer la nature.
Ah ! je respire enfin. Chère Zarès, adieu.

HYDASPE.

Les compagnes d’Esther s’avancent vers ce lieu :
Sans doute leur concert va commencer la fête.
Entrez, et recevez l’honneur qu’on vous apprête.


Scène III.

ÉLISE, le chœur.
(Ceci se récite sans chant.)
UNE DES ISRAÉLITES.

C’est Aman.

UNE AUTRE.

C’est Aman. C’est lui-même, et j’en frémis, ma sœur.

LA PREMIÈRE.

Mon cœur de crainte et d’horreur se resserre.

L’AUTRE.

C’est d’Israël le superbe oppresseur.

LA PREMIÈRE.

C’est celui qui trouble la terre.