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Cher Abner ? Quel chemin a pu jusqu’en ces lieux
Vous conduire au travers d’un camp qui nous assiége ?
On disait que d’Achab la fille sacrilége
Avait, pour assurer ses projets inhumains,
Chargé d’indignes fers vos généreuses mains.

ABNER.

Oui, seigneur, elle a craint mon zèle et mon courage ;
Mais c’est le moindre prix que me gardait sa rage.
Dans l’horreur d’un cachot, par son ordre enfermé,
J’attendais que, le temple en cendre consumé,
De tant de flots de sang non encore assouvie,
Elle vînt m’affranchir d’une importune vie,
Et retrancher des jours qu’aurait dû mille fois
Terminer la douleur de survivre à mes rois.

JOAD.

Par quel miracle a-t-on obtenu votre grâce ?

ABNER.

Dieu dans ce cœur cruel sait seul ce qui se passe.
Elle m’a fait venir ; et d’un air égaré :
« Tu vois de mes soldats tout ce temple entouré,
« Dit-elle ; un feu vengeur va le réduire en cendre,
« Et ton Dieu contre moi ne le saurait défendre.
« Ses prêtres toutefois, mais il faut se hâter,
« À deux conditions peuvent se racheter :
« Qu’avec Éliacin on mette en ma puissance
« Un trésor dont je sais qu’ils ont la connaissance,
« Par votre roi David autrefois amassé,
« Sous le sceau du secret au grand prêtre laissé.
« Va, dis-leur qu’à ce prix je leur permets de vivre. »

JOAD.

Quel conseil, cher Abner, croyez-vous qu’on doit suivre ?

ABNER.

Et tout l’or de David, s’il est vrai qu’en effet
Vous gardiez de David quelque trésor secret ;
Et tout ce que des mains de cette reine avare
Vous avez pu sauver et de riche et de rare,
Donnez-le. Voulez-vous que d’impurs assassins
Viennent briser l’autel, brûler les chérubins,
Et portant sur notre arche une main téméraire,
De votre propre sang souiller le sanctuaire ?

JOAD.

Mais siérait-il, Abner, à des cœurs généreux
De livrer au supplice un enfant malheureux,
Un enfant que Dieu même à ma garde confie,
Et de nous racheter aux dépens de sa vie ?

ABNER.

Hélas ! Dieu voit mon cœur. Plût à ce Dieu puissant
Qu’Athalie oubliât un enfant innocent,
Et que du sang d’Abner sa cruauté contente
Crût calmer par ma mort le ciel qui la tourmente !
Mais que peuvent pour lui vos inutiles soins ?
Quand vous périrez tous, en périra-t-il moins ?
Dieu vous ordonne-t-il de tenter l’impossible ?
Pour obéir aux lois d’un tyran inflexible,
Moïse, par sa mère au Nil abandonné,
Se vit, presque en naissant, à périr condamné ;
Mais Dieu le conservant contre toute espérance,
Fit par le tyran même élever son enfance.
Qui sait ce qu’il réserve à votre Éliacin ;
Et si, lui préparant un semblable destin,
Il n’a point de pitié déjà rendu capable
De nos malheureux rois l’homicide implacable ?
Du moins, et Josabeth comme moi l’a pu voir,
Tantôt à son aspect je l’ai vu s’émouvoir ;
J’ai vu de son courroux tomber la violence.
Princesse, en ce péril vous gardez le silence !
Eh quoi ! pour un enfant qui vous est étranger,
Souffrez-vous que sans fruit Joad laisse égorger
Vous, son fils, tout ce peuple, et que le feu dévore
Le seul lieu sur la terre où Dieu veut qu’on l’adore ?
Que feriez-vous de plus, si des rois vos aïeux
Ce jeune enfant était un reste précieux !

JOSABETH, tout bas, à Joad.

Pour le sang de ses rois vous voyez sa tendresse :
Que ne lui parlez-vous ?

JOAD.

Que ne lui parlez-vous ? Il n’est pas temps, princesse.

ABNER.

Le temps est cher, seigneur, plus que vous ne pensez.
Tandis qu’à me répondre ici vous balancez,
Mathan, près d’Athalie, étincelant de rage,
Demande le signal, et presse le carnage.
Faut-il que je me mette à vos sacrés genoux ?
Au nom d’un lieu si saint qui n’est ouvert qu’à vous,
Lieu terrible où de Dieu la majesté repose,
Quelque dure que soit la loi qu’on vous impose,
De ce coup imprévu songeons à nous parer.
Donnez-moi seulement le temps de respirer :
Demain, dès cette nuit, je prendrai des mesures
Pour assurer le temple et venger ses injures.
Mais je vois que mes pleurs et que mes vains discours
Pour vous persuader sont un faible secours ;
Votre austère vertu n’en peut être frappée :
Eh bien ! trouvez-moi donc quelque arme, quelque épée ;
Et qu’aux portes du temple, où l’ennemi m’attend,
Abner puisse du moins mourir en combattant.

JOAD.

Je me rends. Vous m’ouvrez un avis que j’embrasse :
De tant de maux, Abner, détournons la menace.
Il est vrai, de David un trésor est resté,
La garde en fut commise à ma fidélité ;
C’était des tristes Juifs l’espérance dernière,
Que mes soins vigilants cachaient à la lumière.
Mais puisqu’à votre reine il faut le découvrir,
Je vais la contenter, nos portes vont s’ouvrir.
De ses plus braves chefs qu’elle entre accompagnée ;
Mais de nos saints autels qu’elle tienne éloignée