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LA THÉBAÏDE,


OU


LES FRÈRES ENNEMIS.


TRAGEDIE. — 1664.




À MONSEIGNEUR
LE DUC
DE SAINT-AIGNAN[1],
PAIR DE FRANCE.


Monseigneur,

Je vous présente un ouvrage qui n’a peut-être rien de considérable que l’honneur de vous avoir plu. Mais véritablement cet honneur est quelque chose de si grand pour moi, que quand ma pièce ne m’aurait produit que cet avantage, je pourrais dire que son succès aurait passé mes espérances. Et que pouvais-je espérer de plus glorieux que l’approbation d’une personne qui sait donner aux choses un juste prix, et qui est lui-même l’admiration de tout le monde ? Aussi, Monseigneur, si la Thébaïde a reçu quelques applaudissements, c’est sans doute qu’on n’a pas osé démentir le jugement que vous avez donné en sa faveur ; et il semble que vous lui ayez communiqué ce don de plaire qui accompagne toutes vos actions. J’espère qu’étant dépouillée des ornements du théâtre, vous ne laisserez pas de la regarder encore favorablement. Si cela est, quelques ennemis qu’elle puisse avoir, je n’appréhende rien pour elle, puisqu’elle sera assurée d’un protecteur que le nombre des ennemis n’a pas accoutumé d’ébranler. On sait, Monseigneur, que si vous avez une parfaite connaissance des belles choses, vous n’entreprenez pas les grandes avec un courage moins élevé, et que vous avez réuni en vous ces deux excellentes qualités qui ont fait séparément tant de grands hommes. Mais je dois craindre que mes louanges ne vous soient aussi importunes que les vôtres m’ont été avantageuses : aussi bien, je ne vous dirais que des choses qui sont connues de tout le monde, et que vous seul voulez ignorer. Il suffit que vous me permettiez de vous dire, avec un profond respect, que je suis,

Monseigneur,
Votre très-humble et très obéissant serviteur,
RACINE.



PRÉFACE.


Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus d’indulgence pour cette pièce que pour les autres qui la suivent ; j’étais fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j’avais faits alors tombèrent par hasard entre les mains de quelques personnes d’esprit ; elles m’excitèrent à faire une tragédie, et me proposèrent le sujet de la Thébaïde. Ce sujet avait été autrefois traité par Rotrou, sous le nom d’Antigone ; mais il faisait mourir les deux frères dès le commencement de son troisième acte. Le reste était en quelque sorte le commencement d’une autre tragédie, où l’on entrait dans des intérêts tout nouveaux ; et il avait réuni en une seule pièce deux actions différentes, dont l’une sert de matière aux Phéniciennes d’Euripide et l’autre à l’Antigone de Sophocle. Je compris que cette duplicité d’action avait pu nuire à sa pièce, qui d’ailleurs était remplie de quantité de beaux endroits. Je dressai à peu près mon plan sur les Phéniciennes d’Euripide ; car pour la Thébaïde qui est dans Sénèque, je suis un peu de l’opinion d’Heinsius, et je tiens, comme lui, que non-seulement ce n’est point une tragédie de Sénèque, mais que c’est plutôt l’ouvrage d’un déclamateur, qui ne savait ce que c’était que tragédie.

La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante ; en effet, il n’y paraît[2] presque pas un acteur qui ne meure à la fin : mais aussi c’est la Thébaïde, c’est-à-dire le sujet le plus tragique de l’antiquité.

L’amour, qui a d’ordinaire tant de part dans les tragédies, n’en a presque point ici ; et je doute que je lui en donnasse davantage si c’était à recommencer ; car il faudrait, ou que l’un des deux frères fût amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d’autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers ? Ou bien il faut jeter l’amour sur un des seconds personnages, comme j’ai fait ; et alors cette passion, qui devient comme étrangère au sujet, ne peut produire que de médiocres effets. En un mot, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place

  1. François de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, l’un des quarante de l’Académie Française, et membre de celle des Ricovrati de Padoue, était un seigneur distingué par son esprit autant que par sa valeur.
  2. Louis Racine observe que son père écrivait et imprimait ainsi CONNAÎTRE et PARAÎTRE ; et les éditions de 1687 et 1702 en font foi. Voltaire n’était donc pas le premier auteur de cette innovation dans l’orthographe, qui a tant blessé le pédantisme grammatical, et qui est si conforme à la raison. Ou Voltaire a ignoré cette autorité, dont il pouvait se prévaloir, ou il a préféré l’honneur et le danger de passer pour novateur. (L.)