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Le sang nous met au trône, et non pas son caprice ;
Ce que le sang lui donne, il le doit accepter ;
Et s’il n’aime son prince, il le doit respecter.

JOCASTE.

Vous serez un tyran haï de vos provinces.

POLYNICE.

Ce nom ne convient pas aux légitimes princes ;
De ce titre odieux mes droits me sont garants :
La haine des sujets ne fait pas les tyrans.
Appelez de ce nom Étéocle lui-même.

JOCASTE.

Il est aimé de tous.

POLYNICE.

Il est aimé de tous. C’est un tyran qu’on aime,
Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir
Au rang où par la force il a su parvenir :
Et son orgueil le rend, par un effet contraire,
Esclave de son peuple et tyran de son frère.
Pour commander tout seul il veut bien obéir,
Et se fait mépriser pour me faire haïr.
Ce n’est pas sans sujet qu’on me préfère un traître :
Le peuple aime un esclave, et craint d’avoir un maître.
Mais je croirais trahir la majesté des rois,
Si je faisais le peuple arbitre de mes droits.

JOCASTE.

Ainsi donc la discorde a pour vous tant de charmes ?
Vous lassez-vous déjà d’avoir posé les armes ?
Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs,
Vous, de verser du sang ; moi, de verser des pleurs ?
N’accorderez-vous rien aux larmes d’une mère ?
Ma fille, s’il se peut, retenez votre frère :
Le cruel pour vous seule avait de l’amitié.

ANTIGONE.

Ah ! si pour vous son âme est sourde à la pitié,
Que pourrais-je espérer d’une amitié passée,
Qu’un long éloignement n’a que trop effacée ?
À peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang ;
Il n’aime, il ne se plaît qu’à répandre du sang.
Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime,
Ce prince qui montrait tant d’horreur pour le crime,
Dont l’âme généreuse avait tant de douceur,
Qui respectait sa mère et chérissait sa sœur :
La nature pour lui n’est plus qu’une chimère ;
Il méconnaît sa sœur, il méprise sa mère ;
Et l’ingrat, en l’état où son orgueil l’a mis,
Nous croit des étrangers, ou bien des ennemis.

POLYNICE.

N’imputez point ce crime à mon âme affligée :
Dites plutôt, ma sœur, que vous êtes changée ;
Dites que de mon rang l’injuste usurpateur
M’a su ravir encor l’amitié de ma sœur.
Je vous connais toujours, et suis toujours le même.

ANTIGONE.

Est-ce m’aimer, cruel, autant que je vous aime,
Que d’être inexorable à mes tristes soupirs,
Et m’exposer encore à tant de déplaisirs ?

POLYNICE.

Mais vous-même, ma sœur, est-ce aimer votre frère
Que de lui faire ici cette injuste prière,
Et me vouloir ravir le sceptre de la main ?
Dieux ! qu’est-ce qu’Étéocle a de plus inhumain ?
C’est trop favoriser un tyran qui m’outrage.

ANTIGONE.

Non, non, vos intérêts me touchent davantage.
Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point ;
Avec vos ennemis ils ne conspirent point.
Cette paix que je veux me serait un supplice,
S’il en devait coûter le sceptre à Polynice ;
Et l’unique faveur, mon frère, où je prétends,
C’est qu’il me soit permis de vous voir plus longtemps.
Seulement quelques jours souffrez que l’on vous voie ;
Et donnez-nous le temps de chercher quelque voie
Qui puisse vous remettre au rang de vos aïeux,
Sans que vous répandiez un sang si précieux.
Pouvez-vous refuser cette grâce légère
Aux larmes d’une sœur, aux soupirs d’une mère ?

JOCASTE.

Mais quelle crainte encor vous peut inquiéter ?
Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter ?
Quoi ! ce jour tout entier n’est-il pas de la trêve ?
Dès qu’elle a commencé, faut-il qu’elle s’achève ?
Vous voyez qu’Étéocle a mis les armes bas ;
Il veut que je vous voie, et vous ne voulez pas.

ANTIGONE.

Oui, mon frère, il n’est pas comme vous inflexible ;
Aux larmes de sa mère il a paru sensible ;
Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd’hui.
Vous l’appelez cruel, vous l’êtes plus que lui.

HÉMON.

Seigneur, rien ne vous presse, et vous pouvez sans peine
Laisser agir encor la princesse et la reine :
Accordez tout ce jour à leur pressant désir ;
Voyons si leur dessein ne pourra réussir.
Ne donnez pas la joie au prince votre frère
De dire que, sans vous, la paix se pouvait faire.
Vous aurez satisfait une mère, une sœur,
Et vous aurez surtout satisfait votre honneur.
Mais que veut ce soldat ? son âme est toute émue !


Scène IV.

JOCASTE, POLYNICE, ANTIGONE, HÉMON, un soldat.
LE SOLDAT, à Polynice.

Seigneur, on est aux mains, et la trêve est rompue :
Créon et les Thébains, par ordre de leur roi,
Attaquent votre armée, et violent leur foi.
Le brave Hippomédon s’efforce, en votre absence,