Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/82

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Que, traînant après lui la victoire et l’effroi,
Il se puisse abaisser à soupirer pour moi ?
Des captifs comme lui brisent bientôt leur chaîne :
À de plus hauts desseins la gloire les entraîne ;
Et l’amour dans leurs cœurs, interrompu, troublé,
Sous le faix des lauriers est bientôt accablé.
Tandis que ce héros me tint sa prisonnière,
J’ai pu toucher son cœur d’une atteinte légère ;
Mais je pense, seigneur, qu’en rompant mes liens,
Alexandre à son tour brisa bientôt les siens.

ÉPHESTION.

Ah ! si vous l’aviez vu, brûlant d’impatience,
Compter les tristes jours d’une si longue absence,
Vous sauriez que, l’amour précipitant ses pas,
Il ne cherchait que vous en courant aux combats.
C’est pour vous qu’on l’a vu, vainqueur de tant de princes,
D’un cours impétueux traverser vos provinces,
Et briser en passant, sous l’effort de ses coups,
Tout ce qui l’empêchait de s’approcher de vous.
On voit en même champ vos drapeaux et les nôtres ;
De ses retranchements il découvre les vôtres :
Mais, après tant d’exploits, ce timide vainqueur
Craint qu’il ne soit encor bien loin de votre cœur.
Que lui sert de courir de contrée en contrée,
S’il faut que de ce cœur vous lui fermiez l’entrée ;
Si, pour ne point répondre à de sincères vœux,
Vous cherchez chaque jour à douter de ses feux ;
Si votre esprit, armé de mille défiances ?…

CLÉOFILE.

Hélas ! de tels soupçons sont de faibles défenses !
Et nos cœurs, se formant mille soins superflus,
Doutent toujours du bien qu’ils souhaitent le plus.
Oui, puisque ce héros veut que j’ouvre mon âme,
J’écoute avec plaisir le récit de sa flamme.
Je craignais que le temps n’en eût borné le cours ;
Je souhaite qu’il m’aime, et qu’il m’aime toujours.
Je dis plus : quand son bras força notre frontière,
Et dans les murs d’Omphis m’arrêta prisonnière,
Mon cœur, qui le voyait maître de l’univers,
Se consolait déjà de languir dans ses fers ;
Et, loin de murmurer contre un destin si rude,
Il s’en fit, je l’avoue, une douce habitude,
Et de sa liberté perdant le souvenir,
Même en la demandant, craignait de l’obtenir :
Jugez si son retour me doit combler de joie.
Mais tout couvert de sang veut-il que je le voie ?
Est-ce comme ennemi qu’il se vient présenter ?
Et ne me cherche-t-il que pour me tourmenter ?

ÉPHESTION.

Non, madame : vaincu du pouvoir de vos charmes,
Il suspend aujourd’hui la terreur de ses armes ;
Il présente la paix à des rois aveuglés,
Et retire la main qui les eût accablés.
Il craint que la victoire, à ses vœux trop facile,
Ne conduise ses coups dans le sein de Taxile.
Son courage, sensible à vos justes douleurs,
Ne veut point de lauriers arrosés de vos pleurs.
Favorisez les soins où son amour l’engage ;
Exemptez sa valeur d’un si triste avantage ;
Et disposez des rois qu’épargne son courroux
À recevoir un bien qu’ils ne doivent qu’à vous.

CLÉOFILE.

N’en doutez point, seigneur : mon âme inquiétée,
D’une crainte si juste est sans cesse agitée ;
Je tremble pour mon frère, et crains que son trépas
D’un ennemi si cher n’ensanglante le bras.
Mais en vain je m’oppose à l’ardeur qui l’enflamme,
Axiane et Porus tyrannisent son âme ;
Les charmes d’une reine et l’exemple d’un roi,
Dès que je veux parler, s’élèvent contre moi.
Que n’ai-je point à craindre en ce désordre extrême !
Je crains pour lui, je crains pour Alexandre même.
Je sais qu’en l’attaquant cent rois se sont perdus ;
Je sais tous ses exploits ; mais je connais Porus.
Nos peuples qu’on a vus, triomphants à sa suite,
Repousser les efforts du Persan et du Scythe,
Et tout fiers des lauriers dont il les a chargés,
Vaincront à son exemple, ou périront vengés ;
Et je crains…

ÉPHESTION.

Et je crains… Ah ! quittez une crainte si vaine ;
Laissez courir Porus où son malheur l’entraîne :
Que l’Inde en sa faveur arme tous ses États,
Et que le seul Taxile en détourne ses pas !
Mais les voici.

CLÉOFILE.

Mais les voici. Seigneur, achevez votre ouvrage :
Par vos sages conseils dissipez cet orage ;
Ou, s’il faut qu’il éclate, au moins souvenez-vous
De le faire tomber sur d’autres que sur nous.


Scène II.

PORUS, TAXILE, ÉPHESTION.
ÉPHESTION.

Avant que le combat qui menace vos têtes
Mette tous vos États au rang de nos conquêtes,
Alexandre veut bien différer ses exploits,
Et vous offrir la paix pour la dernière fois.
Vos peuples prévenus de l’espoir qui vous flatte,
Prétendaient arrêter le vainqueur de l’Euphrate ;
Mais l’Hydaspe, malgré tant d’escadrons épars,
Voit enfin sur ses bords flotter nos étendards :
Vous les verriez plantés jusque sur vos tranchées,
Et de sang et de morts vos campagnes jonchées,
Si ce héros, couvert de tant d’autres lauriers,
N’eût lui-même arrêté l’ardeur de nos guerriers.