Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/84

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Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués ?
Quelle gloire, en effet, d’accabler la faiblesse
D’un roi déjà vaincu par sa propre mollesse ;
D’un peuple sans vigueur et presque inanimé,
Qui gémissait sous l’or dont il était armé,
Et qui, tombant en foule au lieu de se défendre,
N’opposait que des morts au grand cœur d’Alexandre !
Les autres, éblouis de ses moindres exploits,
Sont venus à genoux lui demander des lois ;
Et leur crainte écoutant je ne sais quels oracles,
Ils n’ont pas cru qu’un dieu pût trouver des obstacles.
Mais nous qui d’un autre œil jugeons des conquérants,
Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ;
Et de quelque façon qu’un esclave le nomme,
Le fils de Jupiter passe ici pour un homme.
Nous n’allons point de fleurs parfumer son chemin.
Il nous trouve partout les armes à la main ;
Il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes ;
Un seul rocher ici lui coûte plus de têtes[1],
Plus de soins, plus d’assauts, et presque plus de temps,
Que n’en coûte à son bras l’empire des Persans.
Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,
L’or qui naît sous nos pas ne corrompt point nos âmes.
La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter,
Et le seul que mon cœur cherche à lui disputer ;
C’est elle…

ÉPHESTION, en se levant.

C’est elle… Et c’est aussi ce que cherche Alexandre.
À de moindres objets son cœur ne peut descendre.
C’est ce qui, l’arrachant du sein de ses États,
Au trône de Cyrus lui fit porter ses pas,
Et, du plus ferme empire ébranlant les colonnes,
Attaquer, conquérir, et donner les couronnes.
Et puisque votre orgueil ose lui disputer
La gloire du pardon qu’il vous fait présenter,
Vos yeux, dès aujourd’hui témoins de sa victoire,
Verront de quelle ardeur il combat pour la gloire :
Bientôt le fer en main vous le verrez marcher.

PORUS.

Allez donc : je l’attends, ou je le vais chercher.


Scène III.

PORUS, TAXILE.
TAXILE.

Quoi ? vous voulez, au gré de votre impatience…

PORUS.

Non, je ne prétends point troubler votre alliance :
Éphestion, aigri seulement contre moi,
De vos soumissions rendra compte à son roi.
Les troupes d’Axiane, à me suivre engagées,
Attendent le combat sous mes drapeaux rangées ;
De son trône et du mien je soutiendrai l’éclat,
Et vous serez, seigneur, le juge du combat ;
À moins que votre cœur, animé d’un beau zèle,
De vos nouveaux amis n’embrasse la querelle.


Scène IV.

AXIANE, PORUS, TAXILE.
AXIANE, à Taxile.

Ah ! que dit-on de vous, seigneur ? Nos ennemis
Se vantent que Taxile est à moitié soumis ;
Qu’il ne marchera point contre un roi qu’il respecte.

TAXILE.

La foi d’un ennemi doit être un peu suspecte,
Madame ; avec le temps ils me connaîtront mieux.

AXIANE.

Démentez donc, seigneur, ce bruit injurieux ;
De ceux qui l’ont semé confondez l’insolence ;
Allez, comme Porus, les forcer au silence,
Et leur faire sentir, par un juste courroux,
Qu’ils n’ont point d’ennemi plus funeste que vous.

TAXILE.

Madame, je m’en vais disposer mon armée ;
Écoutez moins ce bruit qui vous tient alarmée :
Porus fait son devoir, et je ferai le mien.


Scène V.

AXIANE, PORUS.
AXIANE.

Cette sombre froideur ne m’en dit pourtant rien,
Lâche ; et ce n’est point là, pour me le faire croire,
La démarche d’un roi qui court à la victoire.
Il n’en faut plus douter, et nous sommes trahis :
Il immole à sa sœur sa gloire et son pays ;
Et sa haine, seigneur, qui cherche à vous abattre,
Attend pour éclater que vous alliez combattre.

PORUS.

Madame, en le perdant je perds un faible appui ;
Je le connaissais trop pour m’assurer sur lui.
Mes yeux sans se troubler ont vu son inconstance ;
Je craignais beaucoup plus sa molle résistance.
Un traître, en nous quittant pour complaire à sa sœur,
Nous affaiblit bien moins qu’un lâche défenseur.

AXIANE.

Et cependant, seigneur, qu’allez-vous entreprendre ?
Vous marchez sans compter les forces d’Alexandre ;
Et courant presque seul au-devant de leurs coups,
Contre tant d’ennemis vous n’opposez que vous.

PORUS.

Eh quoi ? voudriez-vous qu’à l’exemple d’un traître

  1. Ce vers fait allusion à la prise du rocher d’Aorne, où les troupes d'Alexandre furent arrêtées par les assiégés, qui ne se rendirent qu’après une vigoureuse résistance. Voyez Q. Cur. liv. VIII, cap. 36, 37 et 38.