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ANDROMAQUE

195Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin :
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
Je songe quelle étoit autrefois cette ville,
Si superbe en remparts, en héros si fertile,
Maîtresse de l’Asie ; et je regarde enfin
200Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,
Un enfant dans les fers ; et je ne puis songer
Que Troie en cet état aspire à se venger[1].
205Ah ! si du fils d’Hector la perte étoit jurée,
Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée ?
Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler ?
Sous tant de morts, sous Troie il falloit l’accabler.
Tout étoit juste alors : la vieillesse et l’enfance
210En vain sur leur foiblesse appuyoient leur défense ;
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitoient au meurtre, et confondoient nos coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère[2].
Mais que ma cruauté survive à ma colère ?
215Que malgré la pitié dont je me sens saisir,
Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir ?
Non, Seigneur. Que les Grecs cherchent quelque autre proie ;

  1. An has ruinas urbis in cinerem datas
    Hic excitabit ? Hæ manus Trojam erigent ?
    Nullas habet spes Troja, si tales habet.

    (Troyennes de Sénèque, vers 740-742.)
  2. Ces beaux vers ont été certainement inspirés par ceux que Sénèque (Troyennes, vers 267 et 268 et vers 280-286) met dans la bouche d’Agamemnon :

    · · · · · Fateor, aliquando impotens
    Regno ac superbus, altius memet tuli…
    · · · · · Sed regi frenis nequit
    Et ira, et ardens hostis, et victoria
    Commissa nocti. Quidquid indignum aut ferum
    Cuiquam videri potuit, hoc fecit dolor,
    Tenebræque, per quas ipse se irritat furor,
    Gladiusque felix, cujus infecti semel
    Vecors libido est · · · · · · · · · · ·