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LES FRERES ENNEMIS.

Luy pourroit bien auſſi ſacrifier ſa vie.

CREON.

Ah ! ſans doute qui peut d’un genereux effort,
Aimer ſon ennemi peut bien aimer la mort.
Quoy je n’egligerois le ſoin de ma vengeance ?
Et de mon Ennemy je prendrois la defenſe ?
De la mort de mon Fils Polinice eſt l’auteur,
Et moy je deviendrois ſon laſche Protecteur ?
Quand je renoncerois à cette haine extréme,
Pourrois-je bien ceſſer d’aimer le Diadéme ?
Non non tu me verras d’une conſtante ardeur,
Haïr mes ennemis & cherir ma grandeur.
Le Troſne fit toûjours mes ardeurs les plus cheres ;
Je rougis d’obeïr ou regnerent mes Peres,
Tout mon Sang me conduit au rang de mes Ayeux,
Et je l’enviſageay dés que j’ouvris les yeux.
Sur tout depuis deux ans ce noble ſoin m’inſpire.
Je ne fais point de pas qui ne tende à l’Empire.
Des Princes mes neveux j’entretiens la fureur,
Et mon ambition autoriſe la leur.
D’Eteocle d’abord j’appuyay l’injuſtice,
Je luy fis refuſer l’Empire à Polinice,
Tu ſçais que je penſois dés lors à m’y placer,
Et je le mis au Troſne afin de l’en chaſſer.

ATTALE.

Mais Seigneur ſi la Guerre eut pour vous tant de charmes,
D’où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ?
Et puiſque leur diſcorde eſt l’objet de vos vœux,
Pourquoy par vos conſeils s’embraſſent-ils tous deux ?

CREON.

Plus qu’à mes ennemis la Guerre m’eſt mortelle,
Et le courroux du Ciel me la rend trop cruelle ;
Il s’arme contre moy de mon propre deſſein,