Page:Racine - Théâtre choisi, 1904, éd. Lanson.djvu/63

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Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre ;
Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,
Je ne balance point, je vole à son secours :
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,
Me refuserez-vous un regard moins sévère ?
Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,
Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés[1] ?
Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore
Que vous accepterez un cœur qui vous adore ?
En combattant pour vous, me sera-t-il permis
De ne vous point compter parmi mes ennemis ?

ANDROMAQUE.

Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?
Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de foiblesse ?
Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux
Passe pour le transport d’un esprit amoureux[2] ?
Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés[3] ?
Non, non, d’un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur.
Sans me faire payer son salut de mon cœur,

  1. Vers précieux ; sentiment de roman.
  2. C’est ce que disait Rodelinde à Grimoald (acte II, sc. v, v. 667-674). Il est curieux que pas un admirateur de Corneille ne se soit aperçu de la ressemblance, pas même Subligny, qui veut à certains endroits trouver dans Andromaque des imitations de Cinna : tant la tragédie de Pertharite était oubliée même des dévots de Corneille.
  3. Var. Que feriez-vous, hélas ! d’un cœur infortuné
    Qu’à des pleurs éternels vous avez condamné ! (1668-73.)

    « Le cœur ne pleure pas », dit Subligny dans sa Préface : et il indique à Racine que « les pleurs sont l’office des yeux ».