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Antigone
Et la douleur encor ne me l’a pas ravie !

Créon
J’y cours, je le relève, & le prends dans mes bras ;
Et me reconnaiſſant : "Je meurs, dit-il tout bas,
Trop heureux d’expirer pour ma belle princeſſe.
En vain à mon ſecours votre amitié s’empreſſe :
C’eſt à ces furieux que vous devez courir ;
Séparez-les, mon père, & me laiſſez mourir".
Il expire à ces mots. Ce barbare ſpectacle
À leur noire fureur n’apporte point d’obſtacle ;
Seulement Polynice en paraît affligé :
« Attends, Hémon, dit-il, tu vas eſtre vengé » .
En effect ſa douleur renouvelle ſa rage,
Et bientoſt le combat tourne à ſon avantage.
Le roi, frappé d’un coup qui luy perce le flanc,
Lui cède la victoire & tombe dans ſon ſang.
Les deux camps auſſitoſt s’abandonnent en proie,
Le noſtre à la douleur, & les Grecs à la joie ;
Et le peuple, alarmé du trépas de ſon roi,
Sur le haut de ſes tours témoigne ſon effroi.
Polynice, tout fier du ſuccès de ſon crime,
Regarde avec plaiſir expirer ſa victime ;
Dans le ſang de ſon frère il ſemble ſe baigner :
"Et tu meurs, luy dit-il, & moy je vais régner.
Regarde dans mes mains l’empire & la victoire ;
Va rougir aux enfers de l’excès de ma gloire ;
Et pour mourir encore avec plus de regret,
Traître, ſonge en mourant que tu meurs mon ſujet".
En achevant ces mots, d’une démarche fière
Il s’approche du roi couché ſur la pouſſière,
Et pour le déſarmer il avance le bras.
Le roi, qui ſemble mort, obſerve tous ſes pas ;
Il le voit, il l’attend, & ſon ame irritée
Pour quelque grand deſſein ſemble s’eſtre arreſtée.
L’ardeur de ſe venger flatte encor ſes déſirs,
Et retarde le cours de ſes derniers ſoupirs.