Page:Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 1909.djvu/52

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le jus abutendi aux propriétaires, mais qu’il leur dénie le jus utendi. Serait-ce assez absurde ? Mais il voulait dire tout simplement que l’homme ne doit pas user privativement pour un but égoïste de l’ensemble de son patrimoine alors que, pour user de ce patrimoine pour un but quelconque il est bien contraint de multiplier et de répéter à chaque instant les exercices de son droit de disposer une à une des choses qui le composent.

Quant aux jurisconsultes romains, ils étaient restés muets sur cet usage que l’on doit faire de ses biens en vue de l’assistance des malheureux ; mais la faute n’en est point au droit, elle en est tout entière à la morale, qui, bien loin de connaître l’Évangile, ignorait encore le Décalogue du Sinaï. Le droit n’est pas non plus la même chose que la morale, non qu’il lui doive être contraire, mais parce qu’il ne saurait traduire et sanctionner tout ce qu’elle-même elle renferme.

Dans son ensemble, la doctrine de saint Thomas, comparée à celle d’Aristote sur l’usage des biens, offre tout à la fois une ressemblance et une différence. Comme saint Thomas, Aristote déclarait « évidemment préférable que la propriété fût particulière et que l’usage seul la rendît commune » — ce qui, soit dit en passant, ne se produit pas seulement par l’aumône, mais beaucoup aussi par l’échange des services et par la dépense, même de luxe ; — mais Aristote ajoutait qu’ « amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur[1] ». Cet appel à la loi civile, au bras séculier peut-on dire, a disparu avec saint Thomas, soit que celui-ci, possédant la plénitude de la loi morale, fût enclin à moins attendre de la loi civile, soit qu’il n’entrât pas dans son plan de traiter des lois civiles avec détail.

La seconde question que saint Thomas se posait, est celle du domaine éminent. L’homme l’a-t-il ? Non, c’est Dieu,

  1. Politique, 1. II, ch. II, § 5.