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LE RAISIN VERT

une poignée de prunes violettes et, sortant du jardin, prit le petit chemin bordé de reines des prés et de roseaux bruissants qui menait à l’embarcadère des bateaux.

Elle l’avait bien souvent suivi pour son plaisir, ce chemin, lorsqu’elle s’en allait seule au ponton, par les calmes crépuscules de juillet, pour regarder la nuit monter du fond du lac, brouillant peu à peu le reflet renversé des montagnes. Merveilleuses soirées de ce temps-là… Le bruit de couteaux froissés des roseaux sous le vent, le clapotis éternel de l’eau contre l’eau, le sillage en pointe de flèche d’un petit canard qui nageait en bombant la poitrine et en babillant pour lui tout seul : « Je suis moi ! Je suis moi ! »

La lune se levait sur ce calme et le Corbiau revenait par le petit chemin, précédée d’une ombre dansante et répétant pour elle toute seule : « Je suis moi ! Je suis moi ! »

Le bonheur de vivre, cette chose simple. Et c’était un piège. Vit-on jamais plus bel été briller sur un carnage ? Combien de souvenirs heureux, enfouis avec les jeunes morts, se levaient de terre à l’heure du crépuscule pour venir tourmenter les vivantes ? Imprudents, qui avaient donné des gages au malheur…

Quand le Corbiau eut franchi le dernier tournant du chemin, passé le champ de pommiers dont les pommes luisaient si gaîment dans l’herbe verte, le vent l’assaillit, le vent fort, le vent joyeux, mais elle, tête basse, refusait le plaisir de ce jeu de cabri et regardait à ses pieds d’un air dur, pour ne pas voir la course étincelante des vagues dans la baie aux vergers inclinés, bordés de pergolas et de maisons fleuries.

Sous la cabane-abri du ponton, des paysannes attendaient le bateau de quatre heures. Silhouettes noires, visages terreux et sillonnés que coiffait le