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LE RAISIN VERT

d’Anne-Marie qui ouvre ses yeux dans le vide, tout le monde va se regarder en chiens de faïence, et moi, dans ces cas-là, je ne peux pas m’empêcher de loucher. »

Elle reprit tout haut, avec un peu de dépit :

— Vos sœurs auraient pu vous le raconter.

— Mademoiselle, dit Laurent d’un ton froid et poli, quand mes sœurs commencent à parler de leurs amies devant moi, je deviens sourd-muet.

— Et pourquoi cela ?

— Par discrétion, répondit-il avec un bref salut.

— Qu’il est drôle ! s’écria Cassandre en renversant la tête et faisant entendre son grand rire de gorge, savamment modulé.

C’était là un effet de séduction qui lui réussissait en général auprès des jeunes gens. Mais l’effet tourna court et Cassandre reprit son sérieux devant l’œil sévère qui lui demandait compte de son hilarité. Ce fut comme si le masque de l’adolescence s’effaçait de ses traits, laissant apparaître un autre visage, un autre regard, interrogateur et solennel, qu’elle fixait sans crainte, avec gravité, sur le visage du jeune garçon.

En réponse, elle vit briller dans ses yeux une étincelle d’humour — l’aveu que sa mauvaise humeur n’était, elle aussi, que parade — puis une expression triste et lucide, qui laissa la place à un grand appel sauvage et désespéré, pareil au cri de la faim dans le désert.

— Et alors, demanda Laurent, pourquoi vous a-t-on donné ce nom original ?

Cassandre ouvrit son sac avec des mains molles, des mains de brouillard et en tira lentement une photographie, qui représentait la statue d’une femme drapée à l’antique.

— Voici ma marraine, dit-elle. Cassandre de Troie.

La physionomie de Laurent s’éclaira tandis qu’il examinait l’image.