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LE RAISIN VERT

va ! Amateur distingué ! On vous en donnera, des soprani !

Elle riait, dangereusement sûre de son pouvoir. Mais le Corbiau aurait voulu lui crier : « Arrête ! On ne joue plus ! »

Comment lui faire comprendre, à cette folie fille, qu’il ne s’agissait plus d’eux seuls — Emmanuelle et Laurent ? Elle triomphait, imprudente, pour une demi-conquête qui datait d’un quart d’heure — et tirait ainsi sur toutes les mailles de l’invisible filet dont Laurent était le captif. Un filet tissé au cours des années par le travail alterné de l’amour et de la haine.

Ne s’était-elle pas vantée, tout à l’heure, d’apprivoiser le hérisson ? On allait voir comment elle savait s’y prendre.

— Tenez, dit gaîment la jeune fille, faites amende honorable et rattachez-moi mon ruban de soulier. On vous pardonnera.

Laurent regarda d’un œil froid le petit pied cambré, la jambe nerveuse qu’on lui tendait.

— Chasseur ? dit-il, appelant d’un claquement de doigts un groom imaginaire. Venez rattacher le soulier de Madame, je vous prie.

Emmanuelle rejeta la tête en arrière. Sa lèvre se retroussait sur ses dents, des lueurs parcouraient son œil mobile. Elle aussi était poussée sans qu’elle le sût par tous ceux qui revivaient dans son sang, les tueurs de sangliers, les capitaines, tous ces gens qui avaient toujours parlé en maîtres sur leur coin de terre.

— Eh bien, vrai, dit-elle, essayant de rire encore. Vous n’êtes pas galant.

— Mille regrets, dit Laurent. Je suis le fondateur de la Ligue contre la galanterie.

Il essayait lui-même de conserver le ton du jeu, mais le jeu les fuyait en dépit de leurs efforts, laissant place à la violence croissante et jumelle qui montait dans leurs yeux.