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LE RAISIN VERT

gazé aux derniers mois de la guerre, mais qui tenait bon, pour le moment. Ils dansaient souvent ensemble, car on dansait partout, cet hiver-là.

Parfois, au milieu des couples qui piétinaient, aux sons du jazz, joue contre joue, comme pour se consoler d’un malheur partagé que le saxophone déplorait en longs gémissements, le Corbiau cessait tout à coup de prêter attention à ce qui l’entourait. Elle reprenait conscience devant le regard de son danseur, surpris de trouver dans ses bras une statue de pierre, au lieu de l’être fluide et ductile qu’il avait enlacé tout à l’heure. Elle, alors, murmurait avec confusion : « Oh ! pardon… » et reprenait la danse. Mais ce n’était jamais sans une sourde envie de pleurer, tant elle se sentait étrangère à ces plaisirs sans joie.

Aussi quand Lise, au début du printemps, parla du bal de l’École normale, le Corbiau déclara qu’elle n’irait pas.

— Comment ! s’écria Lise. Le bal de l’École ? Ce lieu illustre et vénérable, cette pépinière de lettrés supérieurs nous ouvre ses portes une fois l’an et tu fais la difficile ?

— La danse m’ennuie, dit le Corbiau, ouvrant dans le vide ses yeux trop larges. Tous ces bals… Il y manque quelque chose. Je ne sais pas quoi.

— Je le sais, moi, dit Isabelle en secouant son chignon. Il y manque l’élégance, le romanesque et l’éducation. Ces couples qui s’invitent de loin, d’un coup de menton : « Eh ! on y va ? » et qui se tournent le dos, la danse à peine terminée… Ce sont là des manières d’hôtel meublé. Et ces buffets fournis par n’importe qui ! Et cet affreux champagne sulfurique ! mes pauvres enfants, vous vivez dans un monde de pignoufs et j’en suis navrée.

— Eh bien ! moi, dit Lise, quand je pense que j’aurais pu naître dans la dernière moitié du dix-neuvième siècle et me voir condamnée à la broderie anglaise et