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LE RAISIN VERT

« Quant au divin Éros, s’il n’est qu’une simple image mentale, alors je me demande en vérité, ô homme très positif, pourquoi une simple image mentale vous agite tant.

Une lune ébréchée voguait au-dessus des toits, cernée d’un anneau d’éther bleuâtre qui se perdait dans un halo roux.

La lumière lunaire projetait dans la chambre un rectangle de clarté crue, cassé en deux par l’angle du mur. Le fauteuil de rotin surgissait dans cette clarté, léger et blafard, campé sur ses quatre pieds divergents, comme ceux de la girafe au repos. On aurait pu compter les fibres élimées du petit tapis tunisien qui servait de descente de lit, mais les fleurs du papier mural, plates et jaunes sur un fond bleu outremer, fatiguaient l’attention, toutes pareilles et distribuées selon une disposition si brouillonne qu’elles ne constituaient pas un nombre, mais les fragments brisés et monotones d’un kaléidoscope, témoins du malaise de l’esprit collectif qui concevait ces papiers imprimés, répandus à des millions d’exemplaires et propageait avec eux une inconsciente angoisse optique.

Les livres, rangés en bon ordre sur l’étagère, composaient en revanche un nombre harmonieux, et chacun d’eux, à l’intérieur de ce nombre, contenait son monde clos, vivant de la vie latente des chrysalides et qui s’éveillerait à la vie totale lorsque l’occupant de ces lieux viendrait prendre l’un d’eux sur l’étagère et ouvrirait sur lui les yeux de l’esprit. Ce monde clos entrerait alors dans le mouvement universel et continuerait d’y figurer invisiblement, lorsque son corps visible aurait repris, sur l’étagère, son sommeil de chrysalide.

« Ainsi de moi, se disait-elle. Ainsi de chacun de nous. »