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LE RAISIN VERT

— Ce que je pense de Pignardol ? répandit Isabelle en mordillant la jointure de son index replié. Ce que je pense de Pignardol ? Je pense que Pignardol n’est pas une personne. Pignardol est un intervalle entre deux personnes. Pignardol est un chaînon.

Il y eut un silence, puis la réplique brève d’Amédée :

— Expliquez-vous.

Au ton de cette réplique, Isabelle sentit que l’opinion qu’elle avait de Pignardol heurtait de front celle que son mari s’en était faite. C’était une raison de plus pour ne faire grâce d’aucun considérant.

— D’abord, reprit-elle, Pignardol n’a pas encore trouvé un état social où il se sente à l’aise. Qu’un ingénieur chimiste soit fils de cultivateur, cela ne gênera personne si lui-même n’en est pas gêné. Mais si un changement de condition sociale déséquilibre un individu, cela prouve que la valeur de l’individu n’est pas grande. Pignardol n’est pas fixe, Pignardol n’est pas ferme, Pignardol est un affolé. C’est visible à mille signes. Rien que cette manière qu’il a eue de se jeter à votre cou : « Mon ami Durras, mon cher ami Durras, mon grand ami Durras… » Un homme qui vous a vu cinq ou six fois dans sa vie ! Il me fait penser à ces chiens fous qui ont perdu leur maître à la promenade et qui sautent aux épaules de tous les passants en les couvrant de crotte. Non, non, je ne puis dire que votre Pignardol m’inspire confiance. D’abord, comment saurait-on ce qu’il est ? Il n’a pas de regard.

— Comment, pas de regard ? Il n’est pas aveugle, que je sache ?

— Il n’a pas de regard, reprit Isabelle en secouant péremptoirement son chignon brun. Il a des yeux de hanneton. De gros yeux virevoltants derrière son binocle, qui cherchent partout s’il ne reste pas une petite feuille à brouter. Ajoutez-y cette immense moustache toujours en perdition dans la sauce et