Page:Ratichaux, Les impostures de Léo Taxil, Sept, 1934.djvu/5

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le 27 avril, il donne sa démission de secrétaire de la ligue anticléricale. Sa conversion n’est pas encore publique. Un congrès des ligues anticléricales internationales a lieu à Rome du 30 mai, anniversaire de Voltaire, au 2 juin, anniversaire de Garibaldi. Taxil, qui a été un de ses organisateurs, se croit obligé de continuer sa tâche, en se bornant aux questions d’administration du Congrès. Pendant qu’il est en Italie, un journal annonce son mariage ; Taxil, qui a pris femme depuis quatre ans, envoie un démenti.

Le 23 juillet 1885, L’Univers, ayant reproduit une note du Salut Public à propos de la démission de Léo Taxil, celui-ci écrit à Auguste Roussel une lettre fort digne et très sobre où il annonce son « repentir, sincère et absolu ». À la suite de quoi il est expulsé de la Ligue Anticléricale comme un traître et renégat. Après une retraite de quelques jours, il accomplit sa pleine réconciliation avec l’Église.

« Triste recrue que font là les cléricaux !… » Ainsi parlent, plus ou moins dépités, les libres penseurs. Assurément, triste recrue ; mais avec ce bois d’infamie, l’Église a parfois fait des saints. Le bon larron, triste recrue, lui aussi, a sa lignée… Il n’y a pas d’ignominies qui ne se rachètent.

Ici, le monde ne comprenait pas que l’Église accueillit Taxil, mais c’est qu’il ne sait rien de l’Église. Mille fois plus ignoble encore, elle n’eût pas refusé celui qui apportait les manifestations de son repentir. Tout le poids de son imposture, si elle fut, retombe sur le cœur de celui qui ose jusque-là mentir.

X. — Chartreux ou Apôtre ?

Il est bien évident que, quand on a le passé de Léo Taxil, le poids d’une conversion est bien lourd à porter dans le monde. Il l’entrevit, et conçut le projet de se retirer chez les Chartreux.

Du moins, il le prétend. L’eût-il fait, si on l’avait pris au mot ? Sa comédie, si théâtre il y a, eût été bien vite terminée.

On se demandera si cette retraite définitive n’était pas d’une sagesse tellement impérative qu’on eût dû la lui ordonner…

Mais Taxil était marié. Il ne pouvait pas se séparer de sa famille.

La Librairie Anticléricale était dirigée par Mme Taxil, que son mari avait complètement amenée à ses idées. La pauvre femme fut indignée de la conversion de son mari, qu’elle ne comprenait pas ; si indignée qu’elle le quitta, Mais la séparation eut peu de durée. L’existence commune reprit, sur le terrain d’une tolérance réciproque, après un mois ou deux à peine.

Mme Verlaine écrivit ses mémoires ; que n’avons-nous ceux de Mme Taxil ! Est-ce la comédie qui l’indigna ? où la conversion ? Fut-elle touchée de la sincérité de son mari ? ou prit-elle délibérément sa part dans le stratagème ? Il y a peut-être là une des clefs du mystère.

La volte-face de Taxil ruina la Librairie Anticléricale. « Elle était déjà en déconfiture, dirent les ennemis, et voilà pourquoi le diable se fait ermite ». Taxil prétend au contraire qu’au début de 1885 sa maison possédait un actif de 600.000 francs, et faisait un chiffre d’affaires de 25 à 30.000 francs par mois. On ne voit pas en effet des raisons pour que son commerce de publications grossières ait cessé de prospérer. La preuve est que cette ruine de la Librairie Anticléricale ne fut que momentanée. Quelque temps après, Mme Taxil reprit l’exploitation et la vente fructueuse des anciennes œuvres de son mari, qui se trouvait ainsi souffler le froid et le chaud. Hélas, nous verrons comment son démon favori du mensonge avait été ramené.

Taxil prétendait qu’il n’avait pas un sou, parce que tout l’argent par lui gagné allait à la propagande. S’il ne se faisait pas chartreux, il lui fallait vivre, et de son métier. Les méchants diront qu’il allait exploiter son repentir. À cette minute précise, où la justice et la charité nous inclinent à croire que la conversion fut sincère, il est tout naturel que Taxil songe à réparer le mal qu’il a fait, en mettant au service de la vérité par lui acquise la même ardeur qu’il avait eu le malheur de déployer contre elle.

La misère fut qu’il n’en était pas digne. Un converti n’est pas un saint. Les mêmes faiblesses (en l’occurrence un excès de zèle qui ne craint pas d’employer le mensonge pour arriver au but} qui ont causé la vilenie de l’athée, peuvent aussi bien avilir le croyant et étouffer sa foi.

XI. — Une campagne antimaçonnique

Encore qu’on y relève des accents de sincérité, certes, Les Confessions d’un ex-Libre Penseur ne sont pas un de ces livres qui réconfortent et soulèvent l’âme. Taxil n’était ni un écrivain, ni un penseur ; et il n’avait pas grand’chose à dire.

Ne pouvant guère devenir le propagandiste des choses de la foi, qu’il eût maniées de pattes trop grossières, Taxil retourna exactement le combat que précédemment il menait. Du côté chrétien comme dans l’autre, il attaqua l’adversaire.

L’adversaire, c’était la Franc-Maçonnerie. Taxil était d’autant plus aise de la combattre que c’était dans l’autre clan déjà sa véritable ennemie. Il lui en voulait fort, car c’est à elle qu’il attribuait tous ses déboires. Cet apôtre, en somme, menait une vengeance.

Premier point qui a pu toucher la blancheur d’une conversion véritable et fragile. Second point, le besoin du mensonge, qui lui vint bien vite.

Taxil se posa comme le vaillant paladin qui allait dévoiler les mystères et les turpitudes de la Franc-Maçonnerie. Il n’y avait qu’un inconvénient : c’est qu’il ignorait à peu près tout de ce qui s’y peut s’y passer.

Dans les Loges, on ne lui avait pas permis de dépasser le grade d’apprenti, et vraiment l’apprenti, s’il n’est plus un profane, ne peut guère se vanter d’avoir percé les Sublimes Secrets.

Taxil, plein de zèle, d’ardeur et peut-être de foi, n’en partit pas moins en guerre contre la Maçonnerie. Ce qu’on ne lui avait pas révélé, il était si simple qu’il l’apprît, en consultant la bibliographie du sujet !

Soyons justes : n’employait-il pas son manque de scrupules et quelques anciennes relations à se faire livrer des documents maçonniques, qui seraient les truffes de ses indigestes compilations ? Peut-être ne s’est-il pas donné tant de mal. Il a pillé à droite et à gauche sans crainte d’inventer et d’embellir au gré des thèses à soutenir, en restant dans une vulgarité grossière. Quant aux ouvrages vraiment rares sur la maçonnerie, il ne semble pas même en avoir soupçonné l’existence, pas plus qu’il n’en a compris les véritables secrets. C’est un badaud, et quand il lui arrive de dire vrai, il ne le sait même pas.

Son ancien procédé n’a pas changé. L’éditeur catholique auquel il apporte la fortune de ses publications retentissantes devra subir les couvertures voyantes avec gros litres en caractères d’affiches comme les livres de la Librairie Anticléricale. C’est le même mauvais goût, le même tape à l’œil, la même grossièreté. Hélas, c’est bientôt la même couleur d’arrangements mensongers et d’infamies à raconter. Taxil ne sait pas écrire vrai. Il cherchera le succès en prêtant aux Francs-Maçons toutes sortes d’histoires qui amusent le public.

Il va grossir le vrai jusqu’à le déformer et le rendre invraisemblable. Les Papes ont dénoncé dans les Loges l’action diabolique. Taxil, qui ne comprend pas très bien comment cette action s’exerce, la transformera en ridicule fantasmagorie. Mauvaise foi ? peut-être. À coup sûr, ignorance. On ne s’improvise pas docteur en de telles matières.

Sincère ou non, il ne perd pas de temps pour exploiter son nouveau filon. Il utilise le retentissement de sa conversion pour lancer son premier ouvrage antimaçonnique, Les Frères Trois Points, dont la préface est datée du 1er novembre 1885. On voit que depuis juillet, le drame de sa conversion n’avait pas tellement occupé son esprit qu’il n’eût le temps de compléter ses connaissances maçonniques.

À cette date déjà, il annonçait les volumes suivants : Le Culte du grand Architecte, et Les Sœurs Maçonnes, Taxil affirme que dans ses ouvrages la Maçonnerie apparaîtra, telle qu’elle a été dénoncée par le Pape et les Évêques, une institution d’essence réellement diabolique. Il assure qu’après en avoir douté au début de ses investigations, il en a bientôt acquis la certitude absolue. « La Franc-Maçonnerie, avec sa liturgie panthéiste des Chapitres et ses exécrables évocations des Aréopages n’est pas autre chose que le culte de Satan ».

À cet instant de sa conversion, il est probable qu’il ment déjà ; par complaisance, sans doute, et peut-être par espoir de trouver ce qu’on lui a annoncé ; mais toute la suite nous montrera que Taxil ne comprend pas, ne comprendra jamais quelle réalité recouvre l’influence diabolique. Il est étrangement ignorant de tout surnaturel, et c’est pourquoi il matérialisera le diable, au point de lui faire donner une signature cabalistique et de lui emprunter pour des cadeaux quelques poils de sa queue. Il est incapable de parler du démon avec science, comme un théologien, ou tout simplement même comme un Huysmans. Tout ce qu’il raconte à son propos, c’est de la compilation incomprise, ou de l’invention, afin de flatter ce qu’il prend pour une thèse à la mode. Pour qu’il y croie, il lui faudrait la science de ce qu’il dit. Et il rabâche en aveugle. Répétons-le : il lui arrive de dire vrai ; mais il ne le sait pas.

Ses prétendues Révélations complètes sur la Franc-Maçonnerie eurent un gros succès, que nous ne comprenons plus parce que nous ne nous rendons pas compte de l’état d’esprit des catholiques à cette époque. On menait contre eux une guerre habile et savante, qui les expulsait méthodiquement de la vie publique. Le protestantisme espérait de l’école laïque et de l’état républicain une expansion rapide ; le judaïsme voulait une laïcisation des mœurs qui permit aux fils d’Israël de n’être plus choqués par les habitudes chrétiennes ; la libre pensée avait réussi à unir l’idéal républicain, alors glorieusement dans toute sa force entraînante, avec l’anticléricalisme. De partout attaquée, la foi chrétienne avait fort à faire pour se défendre. Le rôle de la Maçonnerie, qui semble avoir mené l’ensemble du jeu, dénoncé à plusieurs reprises, intéressait donc à un haut degré. On voulait tout savoir d’elle, et Taxil exploitait d’autant plus aisément cette curiosité qu’il connaissait l’art de cette grossière propagande à laquelle se laissaient prendre ses contemporains.

XII. — Quand les démons sont de retour…

Peut-on faire à Taxil cet honneur de lui appliquer la parabole évangélique ? Oui, puisqu’il avait une âme, et qui fut l’objet d’un terrible combat. Nous ne devons pas, en une telle affaire, juger comme des incroyants, même s’il nous paraît douteux qu’à aucun moment Taxil ait dû se hisser jusqu’au surnaturel.

La conversion a été profitable à l’ex-directeur de La République Anticléricale. Il gagne beaucoup d’argent avec ses livres et n’a plus de procès. (Mme Taxil aussi fait de beaux bénéfices sur ses ouvrages anticléricaux.) Il a un château à Sévignacq (Basses-Pyrénées). Si, dans la Libre-Pensée, il était Populaire, il avait contre lui les méfiances de la Maçonnerie. Le monde catholique est autrement bienveillant, et sa reconnaissance plus flatteuse. Il y a bien quelques sceptiques qui se méfient de Taxil, mais Taxil est si pieux ! (« Aux catholiques qui se méfient, écrit-on dans L’Éclair de Lyon du 3 février 1887, je ne puis que dire : Lisez les Confessions (d’un libre penseur) et si vous ne sentez pas l’accent de sincérité dans le repentir qu’elles renferment… »)

Le converti sait surtout plaire aux autorités ecclésiastiques ; il sait faire approuver ses livres, et du moindre mot de Rome, de la moindre lettre qu’il obtient de quelque évêque, il abuse avec une insistance qui finira par être trop marquée. Telle lettre romaine, où l’on ne fait guère que prendre acte des bons sentiments qu’il déclare, reviendra comme un refrain dans de multiples préfaces, où elle n’a qu’un rôle de pure esbroufe.

Car Taxil est toujours le même : un faiseur de bruit, un grossier batteur de tambour. L’excellent journaliste catholique L. Nemours-Godre a dit qu’il avait un style de commis-voyageur, toujours préoccupé d’allumer le client. Rien n’est plus exact, sauf que les commis-voyageurs sont francs. Dans ses ouvrages catholiques, Taxil est plus pommadé que dans ses livres anticléricaux, mais sa pommade même est grossière. Il tartine de la piété, sans que la sincérité possible de son langage arrive à émouvoir. Sa conversion a pu être effective, il a bientôt oublié son âme, à force d’extérioriser sa conviction nouvelle, et tout se passe comme s’il vivait dans la convention de son catholicisme.