Page:Ratichaux, Les impostures de Léo Taxil, Sept, 1934.djvu/8

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Opinion de catholique. Mais M. Jules Bois, qui ne l’était pas alors, et qui était à même d’être bien renseigné, puisqu’il étudia à cette époque toutes ces questions dans Le Satanisme et la magie, Le Monde invisible, etc., outre ses Petites religions, a professé : « Est-ce à dire que sous ce tas de sottises (celles du Diable au xixe siècle), il n’y eut pas quelques lueurs involontaires de vrai ? J’ai déjà dit que si. La tactique de Hacks et de Taxil a été bien simple, envelopper de racontars prodigieux et de légendes quasi folles et incroyables un fond de doctrine assez exact et qui peut s’intituler, en effet, le luciférisme… de telle sorte que la vérité et l’erreur puissent être mises également au panier ; les ridicules apparitions du diable en même temps que les doctrines antiques, l’ésotérisme vénéfique d’un Albert Pike, qui, lui, n’est pas une chimère, comme une Diana Vaughan. »

Malgré ce mélange du vrai et du faux, ou à cause de lui, des méfiances s’éveillent ; c’est une erreur de croire que les catholiques avalèrent tout ce roman sans piper. Il y avait des badauds ; il y eut des sceptiques. À l’Univers, « Aigueperse » en veut depuis longtemps à Taxil ; dès le 19 juin 1893, Georges Bois écrit dans La Vérité que Le Diable au xixe siècle est une fumisterie violente. On provoque une réunion publique où le Dr. Hacks se présente. Il affirme qu’il a vu tout ce qu’il a raconté, et, avec le plus grand aplomb, fait sans réticences une profession de foi chrétienne. Il mentait impudemment, nous le saurons ; à ce degré, le mensonge en impose aux bonnes âmes. Qui voudrait supposer chez son prochain de si effroyables vilenies ? On en croit sa parole plutôt que son propre sens.

XIV. — Taxil forme une escouade

S’imagine-t-on d’ailleurs qu’il n’y avait rien pour soutenir une imposture aussi audacieuse ? En vérité, une construction savante semble l’avoir supportée, qui dépasse les moyens de ce vulgaire Taxil.

On emploie tout un fourmillement de publications pour créer l’atmosphère. L’histoire de Diana Vaughan, qui va se développer et s’épanouir, oblige à consolider les histoires de sœurs maçonnes racontées par Taxil, et qui ont soulevé quelque scepticisme, au moins par certains détails. Un volume paraît chez Téqui fort opportunément : L’Existence des femmes dans la Franc-Maçonnerie affirmée par Monseigneur Fava et Léo Taxil, par Adolphe Ricoux. Monseigneur Fava, alors l’évêque respecté de Grenoble, a beaucoup combattu la secte maçonnique. Taxil et ses complices ne manquèrent pas de le compromettre abondamment. Quel écrivain avait l’audace, même à cet instant où Taxil paraissait encore un apôtre, d’accoler son nom à celui d’un évêque ? Hé ! cet Adolphe Ricoux, c’était Taxil lui-même ; ou au moins, il avait fait faire le volume et traité de son édition.

Ce n’est pas un personnage imaginaire, comme on aurait pu le croire, que ce Domenico Margiotta, qui surgit sur ces entrefaites. Il se flattait d’avoir tenu de hauts grades dans la maçonnerie italienne ; il fut notamment 90e du rite Misraïm, qui n’est d’ailleurs peut-être qu’un de ces champignons fantaisistes fourmillant sur la maçonnerie, et il exhibe de sensationnels parchemins. Au demeurant, un pauvre diable sans plus de morale que de ressources, selon ce que nous savons de lui ; qui n’est peut-être pas sans naïveté et semble en tout cas moins fripouille que Taxil et Hacks. Il a été un instrument entre les mains du premier, sans bien savoir toujours le secret des choses. Qui l’envoya à Taxil, voilà ce qu’il serait curieux de savoir.

Taxil avait un traité avec Margiotta qui l’obligeait à utiliser les documents qu’il lui passait. Pour éviter tout soupçon de compérage, Margiotta s’en alla habiter Grenoble, et il y publiait ses bouquins. On racontait qu’il vivait dans l’ombre de Mgr Fava et cela lui donnait une sorte de prestige. L’évêque de Grenoble n’y pouvait rien, même si sa ferveur antimaçonnique et une documentation qui lui permettait d’illusoires références ne l’avaient aveuglé.

Margiotta corroborait de ses révélations le Diable au xixe siècle, et pour qui ignorait les complicités occultes, ces confirmations étaient impressionnantes. C’est appuyé sur ses parchemins maçonniques que Margiotta racontait dans son volume : Adriano Lemmi, Chef suprême des Francs-Maçons, des anecdotes surprenantes, dont quelques-unes si ignobles qu’un journal italien, pour les avoir reproduites, fut condamné à 2.500 francs d’amende. En 1895, Margiotta publiait, toujours à Grenoble, chez Falque, un second volume : Le Palladisme, culte de Satan Lucifer dans les triangles maçonniques. C’était une source nouvelle de révélations sur le Palladium, et surtout sur Diana Vaughan, dont le Diable au xixe siècle était en train de populariser la figure. Croira-t-on un personnage de roman, celui dont dix auteurs raconteraient les aventures à la fois et en concordance ?

Il faut bien augmenter cette escouade taxilienne d’un écrivain catholique sans doute de bonne foi, mais qui concourut effectivement et efficacement au succès de la comédie. Dupe, oui ; d’autant plus utile. Il s’agit de M. A. Clarin de la Rive. On le connaissait par quelques ouvrages d’histoire populaire catholique. Il publia en 1894 un volume : La femme et l’enfant dans la maçonnerie moderne, qui entrait en plein dans l’imposture Taxil, et complétait heureusement le chœur des voix qui s’unissaient des quatre coins de l’horizon pour attester cette sorte d’épiphanie du diable qui marquait la fin du xixe siècle. Clarin de la Rive collaborait à diverses publications catholiques, et même à des Semaines religieuses. Il avait en Diana Vaughan une foi touchante, confirmée par diverses manifestations de cette mystérieuse personne et par les secrets que lui en confiait Taxil. La confiance qu’il inspirait dans certains milieux servait abondamment l’imposture. Il croyait trop en Diana Vaughan, Miss Diana, disaient avec tendresse les fidèles, pour ne pas faire partager sa conviction.

Enfin, et sans avoir la prétention d’être complet, introduisons un autre cavalier dans cette escouade. Chez les éditeurs même du Diable au xixe siècle, Delhomme et Bréguet, paraît en 1895 un volume signé Jean Kostka : Lucifer démasqué. Le dessin de la couverture s’apparente à ceux du Diable et il s’agit toujours de l’influence diabolique dans les Loges.

Mais ici, c’est autre chose que chez le Dr. Bataille. Ce Jean Kostka, on ne sait pas si on doit le prendre tout à fait au sérieux. S’il n’est pas fou, ce qu’il raconte serait significatif. C’est au moins un illuminé. Bibliothécaire à Orléans, Kostka, de son vrai nom Stanislas Doinel, a retrouvé une vieille charte gnostique. Selon les lois de la résurrection des sectes, il s’attribue la transmission des pouvoirs, se sacre lui-même évêque de Montségur, et ouvre à Paris, l’an 1 de la nouvelle ère gnostique qui concorde avec l’an du Christ 1890, une petite chapelle rue de Trévise.

Cet évêque gnostique est revenu au catholicisme, et il nous dit son repentir dans Lucifer démasqué. Il a réellement appartenu à telles sectes plus ou moins conjointes à la Maçonnerie, et dont les pratiques, pour ne pas tomber dans le satanisme à la Dr. Bataille, sont éminemment suspectes. Ce qu’il en rapporte n’a pas toujours valeur certaine ; par exemple, à propos du Martinisme, rénové par Papus, il interprète différemment tel ou tel rite, encore qu’on ne sache à qui donner raison, à lui ou à Papus. Au moins semble-t-il avoir de la sincérité, même si son zèle lui fait trop oublier ses ignorances. Son esprit est déformé par les abus du symbolisme auxquels se livrent les tenants des petites religions, dont le néant se cache entre les plis innombrables et compliqués de leur ésotérisme. Toutefois, il est curieux de voir comment Doinel-Kostka, au lieu de la fantasmagorie taxilienne, nous donne simplement une interprétation satanique des rituels francs-maçons. Selon lui, là où les vulgaires maçons ne voient que des formules, des initiés exprimeraient leur foi démoniaque ; il ne s’agit plus de Satan présent en personne ; il s’agit d’une présence secrète en telle ou telle circonstance ressentie…

Ce livre de Jean Kostka manque de critique et de science véritable ; il est plus près de la vérité possible que ceux de Bataille, Taxil et Margiotta. Le fait qu’il paraît en même temps que les autres, et qu’il profite de la même publicité, en constituera bon gré, mal gré, un appui pour l’équipe voisine. Sait-on d’où viennent les éléments d’une conviction établie ? Les plus solides parfois sont ceux mêmes qui détruiraient cette conviction, s’ils étaient isolés et vérifiés.

Ajoutons, car il ne convient pas de donner plus d’autorité qu’il n’en vaut, et peut-être est-ce guère, à ce Lucifer démasqué, que Stanislas Doinel ne resta point fidèle à sa conversion. Il retourna à son église gnostique, en s’attribuant dans sa libérale fantaisie un évêché d’Aleth et Mirepoix. Nous manquons d’éléments pour expliquer comme il le faudrait ces maniaques de l’hérésie.

XV. — Diana Vaughan, la fiancée d’Asmodée

Toutes ces histoires diabolico-maçonniques ne pouvaient atteindre la grande foule que si on y ajoutait l’élément essentiel du roman-feuilleton : la brune et la blonde ; l’héroïne chaste et persécutée, et sa coquine de rivale et persécutrice, la vamp comme on dit au cinéma.

Dans un de ses premiers volumes, Y a-t-il des femmes dans la Franc-Maçonnerie ? Taxil avait mêlé à des documents authentiques d’extravagantes histoires de sacrilèges qui ne l’étaient probablement guère, au moins dans le cadre qu’il leur prêtait. Quelques « biographies de sœurs maçonnes », d’allure assez fantaisiste, ne dépassaient pas l’attrait du document (vrai ou faux).

Dans le Diable au xixe siècle, on a vu, à mesure que les livraisons paraissaient, se dessiner la figure curieuse et somme toute sympathique, d’une sœur maçonne luciférienne, Diana Vaughan. Elle est sympathique parce qu’elle souffre persécution d’une autre sœur maçonne : celle-ci, c’est Sophia Walder, Sophia-Sapho, démoniaque par essence, la vamp.