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Page:Rebell - La Nichina, 1897.djvu/189

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ses affaires au lieu de fourrer son nez dans les miennes. Suis-je une gosse à laquelle on torche encore le cul pour qu’on suive tous mes pas ? Est-ce que ça la regarde qu’on m’appelle Facchinetta, ou la Marinière, ou ceci, ou cela. D’abord ce n’est pas vrai, là ! Et puis, quand même cela serait ? en aurait-elle moins de vin dans son cellier ! Tiens ! ça me fait hausser les épaules de pitié, Orsetta. Donne-moi un fruit, si tu en as encore dans tes poches : j’ai envie de me mettre une pomme sous la dent.

Une foule énorme passait devant le théâtre, et tout en la regardant, je m’amusais à écouter la causerie des deux gamines.

Qu’elles sont sottes, pensais-je, de se tourmenter pour des hommes. Pour moi, on ne m’aura pas à si bon compte, et jamais un galant ne franchira mon seuil si, d’avance, il ne m’a couverte d’or.

Et je lançai un coup d’œil de mépris à ces pauvres filles qui se laissaient voler et maltraiter par des rustres.

Soudain, je sentis une angoisse vive comme à quelque douloureux pressentiment. L’image du jeune homme que j’avais remarqué dans la tribune du Doge m’était revenue à l’esprit, à la fois douce et tyrannique. Il m’avait à peine regardée ; cependant j’eusse vainement désiré fuir l’ardent baiser de ses yeux. Il portait en son corps la passion telle qu’une brûlante et merveilleuse lumière qui, sans qu’il y pensât, éclairait sa marche et son entourage. Il ressemblait à Guido, mais à un Guido sans gaucherie, sans tristesse, s’avançant avec aisance, avec fierté dans la vie. Je me disais : Mon Dieu ! je croyais avoir aimé déjà et pourtant, je n’ai jamais éprouvé ce que j’éprouve aujourd’hui. C’est une frayeur, une inquiétude étrange et, en même temps, une surprise pleine de délices.